La Bataille
chaudron,
d’autres astiquaient leurs fusils avec des bouchons de feuillage. Les
Autrichiens n’eurent pas le temps de réaliser qu’ils étaient entourés de
cavaliers français, et, parce qu’ils les croyaient plus nombreux, se levèrent
en montrant leurs mains sans armes. Avant que Lejeune ait pu lancer un ordre,
Fayolle avait piqué son cheval et bondi parmi les Autrichiens. De sa carabine
il éclata la cervelle du premier, puis, du sabre, en braillant de rage, il
coupa net la main levée du second.
— Arrêtez ce fou ! commanda Lejeune.
— Il venge not’général, dit Brunel avec un sourire
d’ange très ironique.
Lejeune poussa son cheval contre celui de Fayolle et,
par-derrière, comme l’autre allait abattre son sabre sur un Autrichien
recroquevillé à terre, lui attrapa le poignet et le tordit. Les deux hommes se
retrouvèrent visage contre visage, haletant, et Fayolle souffla :
— On n’est pas au bal, mon p’tit colonel !
— Calme-toi ou je te tue !
De sa main gauche, Lejeune braquait son pistolet d’arçon
contre la gorge du cuirassier.
— Tu veux encore m’casser les dents ?
— J’en meurs d’envie.
— Te gêne pas, profite de tes galons !
— Idiot !
— Plus tôt, plus tard, moi ça m’est égal.
— Idiot !
Fayolle se dégagea d’un coup d’épaule et sa monture fit un
écart sur le côté. Pendant cette courte altercation, les cuirassiers avaient
regroupé leurs prisonniers sans défense. Trois d’entre eux, cependant, avaient
réussi à filer dans la bagarre, mais les autres s’étaient laissé faire, pas
fâchés de ne plus avoir à se battre.
— Qu’est-ce qu’on fabrique de ces oiseaux-là, mon
colonel ? demanda Brunel qui était descendu goûter les haricots du
chaudron.
— Emmenez-les à l’état-major.
— Et vous, on vous conduit plus au village ?
— Je n’ai pas besoin d’une troupe, et celui-là connaît
le chemin.
Lejeune désignait Fayolle qui reprenait son souffle, courbé
sur l’encolure.
Confiant les prisonniers aux cuirassiers, Lejeune suivit le
soldat Fayolle qui menait son cheval dans les nappes de brume. Ils croisèrent
au bas d’une colline les impeccables bataillons des tirailleurs de la Jeune
Garde, l’arme à la bretelle, guêtres blanches, shakos surmontés d’un long
plumet blanc et rouge, puis une division de l’armée d’Allemagne qui montait en
silence vers la plaine. Ils entendirent claquer les fouets des conducteurs du
train d’artillerie, aperçurent leurs vestes bleu clair, et les épaulettes de
laine rouge des artilleurs qui traînaient des dizaines de canons. Ils longèrent
enfin les colonnes sans fin de l’infanterie que commandaient Tharreau et
Claparède. Fayolle s’arrêta pour laisser le passage à des chasseurs à cheval
qui rejoignaient la cavalerie de Bessières. Le brouillard se dissipait, on
distinguait bien les premières maisons brûlées d’Essling.
— J’vais pas plus loin, mon officier, dit Fayolle sans
regarder Lejeune.
— Merci. Ce soir nous fêterons la victoire, je te le
promets.
— Oh, moi, ça m’rapportera rien, je suis dans l’bétail…
— Allons !
— Quand j’vois ce village tout cassé, j’ai des drôles
d’impressions.
— Tu as peur ?
— J’ai une peur pas normale, mon officier. C’est pas
vraiment d’la peur, c’est je sais pas quoi, c’est comme une vilaine destinée.
— Avant, que faisais-tu ?
— Rien ou pas grand-chose, chiffonnier, mais le croc ou
le sabre, c’est toujours un sale travail à trois sous. Tenez, v’là l’maréchal
Lannes qui sort d’Essling…
Et Fayolle tourna bride. Lannes chevauchait avec les
généraux Claparède, Saint-Hilaire, Tharreau et Curial.
Campé dans ses bottes poussiéreuses, devant les bâtiments de
la tuilerie où campait son état-major, l’Empereur croisait les bras. Il
souriait au brouillard qui se dispersait. Il avait l’impression de gouverner
les éléments puisque ce mauvais temps était son allié. Autrefois il avait su
utiliser l’hiver, les fleuves, les sierras, les vallées pour y porter des coups
rapides et foudroyer ses ennemis. Aujourd’hui, à la faveur de cet écran qui
enfumait encore la campagne, son armée pouvait surgir d’un bloc en face des
Autrichiens sur le glacis qui séparait les villages. Lejeune avait porté ses
ordres au maréchal Lannes, et on distinguait les masses des fantassins qui
manœuvraient en carrés sur la pente du talus.
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