La Bataille
sûr ?
— Hélas !
— D’ici, vous les avez vus badigeonner ce moulin de
goudron ?
— Dame ! Il était en bois blond et il est devenu
noir ! Et puis, depuis des heures, on a compris leur idée, ils nous
expédient des radeaux incendiaires qu’on a un mal de chien à retourner dans
l’fleuve pour les éteindre. Là c’est trop gros, on pourra pas.
— J’espère que vous vous trompez, dit Lejeune.
— Espérer ça coûte rien, mon colonel. J’aimerais
m’tromper, va !
Il ne se trompait pas. Obnubilé par ce moulin haut comme une
maison de trois étages, Lejeune étudiait l’affreuse manœuvre. Les Autrichiens
poussaient en effet leur édifice dans le fleuve ; il se mit à flotter. Des
grenadiers l’accompagnaient vers le milieu du Danube, en barques, pour qu’il
n’échoue pas trop tôt sur l’une ou l’autre des rives. Ils portaient des
flambeaux garnis d’étoupe, qu’ils allumèrent au briquet pour les jeter au pied
de la machine infernale. Le moulin prit feu dans la seconde et dériva au gré du
courant tourmenté.
Chez les Français, l’impuissance augmenta la panique :
comment contrarier la course de cet engin du démon ? Le moulin transformé
en brasier mobile approchait du grand pont en prenant de la vitesse. Les
dispositifs inventés par le génie pour détourner les brûlots, avec des chaînes
tendues en travers du fleuve, ne pourraient suffire à détourner le colossal
projectile. Pourtant chacun regagnait son poste, dans des nacelles reliées par
des filins, avec des perches, des gaffes, des troncs d’arbres placés comme des
butoirs ; et chacun attendait le choc avec anxiété en se demandant s’il y
survivrait.
Lejeune donna une claque sur la croupe de son cheval pour le
renvoyer vers l’île. Les chasseurs s’étaient repliés impuissants sur la rive
droite, et les colonnes de Davout, horrifiées par le spectacle, avaient mis
l’arme au pied. Le moulin enflammé grandissait en se rapprochant, il
bringuebalait sur les eaux remuantes mais ne versait pas. À la hauteur des
nacelles et des chaînes tendues, il perdit des pans de sa charpente qui
sautaient dans l’eau, y grésillaient, fumaient, mais l’ensemble restait debout
et accélérait son allure. Lorsqu’il heurta les chaînes ce fut pour les emporter
et précipiter les nacelles contre ses bois en feu. Les nacelles s’embrasèrent
avec leurs occupants puis se perdirent dans les remous. On aperçut un soldat
plaqué contre le goudron brûlant mais on ne l’entendit pas s’égosiller, et il
s’abandonna à son tour au Danube. Rien n’entravait la course du brûlot. Des
pontonniers plongeaient car ils n’avaient plus le temps de grimper sur le
tablier pour fuir avant la collision, et les vagues leur brisaient les os
contre les coques du ponton. Lejeune sentit qu’on lui saisissait le bras,
c’était l’officier moustachu qui le tirait en arrière, et il courut vers la
Lobau. Il entendit dans son dos un grand fracas ; le pont trembla.
L’officier et Lejeune furent jetés à plat ventre sur les lattes trempées. Des flammèches
tombaient en pluie autour d’eux, éteintes sous les fortes lames produites par
le choc. Quelques sapeurs aux habits en flammes tombaient à l’eau pour s’y
noyer. Quand il se releva sur les coudes, Lejeune vit la catastrophe : le
grand pont était ouvert et ses deux morceaux dérivaient. Le moulin disloqué
brûlait toujours, le feu gagnait les cordages, les madriers, le tablier.
Deux jeunes gens marchaient dans la Jordangasse. Ils avaient
presque le même âge tendre, des redingotes de drap sombre et des chapeaux hauts
de forme. Le plus âgé devait avoir vingt ans et jouait avec sa canne pour se
donner un air nonchalant. L’autre, Friedrich Staps, n’était pas rentré de la
nuit dans sa chambre de la maison Krauss, ignorait donc qu’elle avait été
visitée par le policier Schulmeister, et qu’Henri Beyle, le locataire français
de l’étage au-dessous, avait été alerté par ses manigances, ses moqueries, ses
secrets et la statuette de Jeanne d’Arc. Lorsqu’ils arrivèrent enfin devant le
logis, au lieu de prendre congé, Ernst le pressa en murmurant sans le
regarder : « Continuons à déambuler comme des promeneurs anodins, ne
te retourne pas… » Friedrich obéit puisque son ami devinait une menace,
mais il n’osa lui demander la raison de cette méfiance qu’une fois sur la Judenplatz
voisine. Ils firent semblant de regarder la vitrine
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