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La Bataille

La Bataille

Titel: La Bataille Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
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d’un tailleur :
    — Qu’ai-je à craindre ?
    — En face de ta porte, il y avait une berline.
    — Peut-être.
    — J’ai un sixième sens pour flairer les argousins.
    — La police ? Tu en es sûr ? Personne ne me
connaît à Vienne.
    — Restons prudents. Nos compagnons vont te loger, ne
remets pas les pieds dans cette maison. Tu y as laissé tes affaires ?
    — Oh oui…
    Il pensait surtout à sa statuette, puisqu’il conservait son
couteau sur lui.
    — Tant pis, dit Ernst.
    — Tant pis, soupira le jeune Staps, mais ses futurs
exploits réclamaient des sacrifices.
    La veille au soir, Staps avait retrouvé Ernst von der Sahala
dans la salle tranquille d’un café viennois. Ils s’étaient reconnus d’un
regard, par affinités, sans même avoir besoin de se présenter.
    — Comment va notre frère le pasteur Wiener ? avait
demandé Ernst.
    — Je le bénis de m’avoir recommandé à toi !
    Ils étaient tous deux allemands et luthériens, mais Ernst
appartenait à la secte des Illuminés qui, comme d’autres à l’époque, les
Philadelphes du colonel Oudet, les Concordistes, les Chevaliers noirs,
s’affirmaient tyrannicides et réclamaient la vie de ce Napoléon oppresseur des
peuples. Les deux garçons avaient longtemps conversé sans montrer d’émotions
au-dehors ; leurs voix étaient couvertes aux tables voisines par la
musique d’un violon. Puis ils avaient rôdé sur les remparts pour admirer la
campagne qu’éclairaient les incendies de la bataille. Staps avait parlé de sa
mission, il avait raconté comment il avait disparu un matin de chez lui en
laissant un mot à son père : « Je pars pour exécuter ce que Dieu m’a
ordonné. » Il se croyait élu. Il avait entendu des voix. Il avait lu avec
passion l’ Oberon de Wieland, ce poème naïf inspiré du Moyen Âge où l’on
voit un nain, roi des elfes, soutenir Huon de Bordeaux dans son expédition à
Babylone ; grâce à un cor magique et à une coupe enchantée, Huon réussit à
épouser la fille du calife après avoir obtenu de celui-ci des poils de sa barbe
et trois molaires. Il avait surtout lu Schiller, le sentimental Schiller,
inhumain de noblesse, et sa Pucelle d’Orléans l’avait transporté. Il en
était devenu Jeanne d’Arc. Comme elle, il libérerait l’Allemagne et l’Autriche
de l’Ogre. Il avait pour cela acheté un couteau.
    Huit heures du matin sonnaient. Les deux garçons
s’éloignèrent dans les rues de la vieille ville, bras dessus bras dessous, et
ils chantonnaient comme s’ils étaient éméchés. « En temps de guerre, avait
dit Ernst, les patrouilles n’interpellent pas les fêtards en goguette. »
Ils passèrent devant l’église des dominicains, croisèrent en effet une
patrouille de la police qui se moqua d’eux, enfin Ernst entraîna son nouvel
adepte dans un passage couvert. Les voici dans une cour pavée. Ernst se dirige
droit vers l’une des portes, y frappe plusieurs coups selon un code, on leur
ouvre, ils entrent dans un couloir puis dans une longue pièce éclairée par deux
bougeoirs faibles. Au bout d’une table, un homme maigre et âgé, vêtu de noir,
était en train de lire sa Bible.
    — Pasteur, lui dit Ernst, il faut héberger ce frère.
    — Qu’il pose ses bagages. Martha va le conduire dans
l’appartement du troisième étage.
    — Il n’a pas de bagages. Il faudrait lui procurer le
nécessaire.
    — Le nécessaire ? dit le vieux pasteur. Écoutez ce
que nous dit le prophète Jérémie… (il prit sa Bible et lut en
chevrotant :) Ce jour est au Seigneur, à l’Éternel des armées. C’est
un jour de vengeance. L’épée dévore, elle se rassasie, elle s’enivre du sang de
ses ennemis. Les nations apprennent ta honte, fille de l’Égypte, et tes cris
remplissent la terre, car les guerriers chancellent l’un sur l’autre, ils
tombent tous ensemble !
    — Comme c’est beau, dit Ernst.
    — Comme c’est vrai, dit Friedrich Staps.
     
    Napoléon était blême, la peau presque transparente, le
visage lisse et dépourvu d’expression d’une statue inachevée. Il regardait le
ciel, puis il baissa vers le sol des yeux vides. Debout à l’entrée du grand
pont qui venait de rompre et tanguait comme un bateau, il observait le moulin
consumé dont il faudrait ôter les débris fumants, avant de raccorder les deux
parties du long tablier crevé sur une centaine de mètres, là, dans cette
ouverture où le courant se ruait avec une force de

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