La belle époque
problème-de l'encombrement des rues, car ces personnes préféraient profiter de la fin de l'après-midi dehors plutôt que de s'enfermer dans une salle obscure. A son tour, la rue Sainte-Catherine fut très vite complètement fermée à la circulation. La foule augmenta, jusqu'à regrouper environ cinq cents hommes. Les femmes se faisaient très rares parmi eux, une éruption de violence demeurant toujours possible.
Chaque fois que les officiers d'élection d'un bureau de scrutin finissaient de compter les bulletins contenus dans quelques boîtes, quelqu'un trouvait le temps de téléphoner aux principaux journaux et aussi aux organisations des candidats pour les informer des résultats. Si la précieuse invention d'Alexander Graham Bell n'était pas à portée de main, des garçons aux jambes agiles transportaient des messages aux destinataires, contre quelques cents en guise de rémunération.
Vers cinq heures vingt, un homme un peu effaré se présenta à la porte du Ouimetoscope pour crier:
— Nous avons les résultats de deux bureaux. Bourassa serait en avance de trois voix.
Un murmure de désappointement parcourut la foule, mais très vite les badauds se consolèrent en se disant : « Cela ne se peut pas, c'est une erreur. » Edouard et Fernand, quant à eux, montrèrent une mine si surprise que cela pouvait passer pour du désarroi. Des hommes vinrent accrocher de vieilles affiches de cinéma à l'envers, l'image contre le mur, dans les alcôves prévues à cette fin. L'endos offrait un espace blanc où inscrire les résultats avec de gros morceaux de fusain.
De l'incrédulité, les partisans de Lomer Gouin passèrent à la stupeur. En vingt minutes, après le décompte dans onze bureaux de scrutin, Bourassa détenait une avance de quatre-vingt voix. A six heures, on en était à un avantage d'une centaine de voix, réparties dans un total de dix-huit bureaux. Les résultats demeuraient extrêmement serrés, mais chaque boîte de scrutin ajoutait quelques voix de majorité à l'orateur nationaliste.
— Tu crois que c'est possible ? murmura Fernand à l'oreille de son ami.
— Tous les employés d'élection ne peuvent pas se tromper sans cesse, au profit de la même personne.
Puis la vague changea de direction: jusqu'à sept heures, les résultats enregistrés dans trente bureaux de scrutin permirent au premier ministre de prendre une avance de... trente et une voix.
— Ecoute, murmura Édouard, comme Bourassa remportera au moins une victoire morale ce soir, autant aller rejoindre nos amis.
— Je commençais à croire que tu ne retrouverais jamais ton bon sens ! lâcha son compagnon.
Depuis une heure, même si Gouin gardait l'élection à portée de main, les environs du Ouimetoscope étaient lentement désertés. En réalité, de très nombreuses personnes semblaient partager le désir d'Édouard de se trouver du côté du vainqueur, quel que soit celui-ci. Ils migraient par dizaines maintenant, pour se masser dans la rue Saint-Laurent, sous les fenêtres du Monument-National.
Tout de suite, les deux visiteurs constatèrent que les personnes qui transmettaient les informations aux organisateurs «amélioraient» celles-ci selon leurs propres convictions. En quelques minutes, le temps de marcher d'un lieu de rassemblement à un autre, l'avance de trente et une voix de Gouin de mua en un retard de deux cents !
— Vive Bourassa, criaient les uns.
— A bas Gouin, répondaient les autres.
Au-delà des exagérations de militants enthousiastes, les derniers résultats rendus publics favorisaient le premier ministre. Régulièrement, Olivar Asselin se pointait sous la marquise du Monument-National et hurlait des chiffres, repris par la foule. D'une avance de deux cents votes au moment de l'arrivée des deux Québécois en cet endroit, on en vint à... vingt et un, avec les données de trois bureaux toujours à recevoir.
— Ils nous volent l'élection, cria quelqu'un.
— Dans le bureau numéro 4, ils ont «paqueté» la boîte, ajouta un autre.
— Non, informa un troisième, nous avons défoncé la porte pour aller compter nous-mêmes. Les chiffres sont bons.
Traduit en clair, la présence de militants survoltés demeurait la meilleure façon de limiter les « télégraphes », des personnes payées pour voter plusieurs fois, ou alors des employés dont les poches débordaient de bulletins déjà remplis avant même leur arrivée.
A la
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