La belle époque
l'objet d'une première lessive.
— Vous avez un nom ?
La jeune fille le regarda, un moment interdite, puis murmura :
— Jane.
«Elle a autant de chance de s'appeler Jane que moi Confucius», songea-t-il. Comme elle s'étendit en travers du lit sur le dos, les jambes un peu écartées, il abandonna le mystère de son prénom pour celui, plus passionnant, de cette toison de poils noirs, longs et raides à la jonction de ses cuisses.
— Si je comprends bien, nous ne sommes pas là pour faire la conversation, chuchota-t-il entre en français ses dents.
Une heure plus tard, Édouard retrouva le trottoir de la rue Vitré. Cette visite avait exigé qu'il nettoie à trois reprises son «habit de soirée». Pour s'être attardé autant, le prix se révéla un peu plus élevé que prévu. Toutefois, il ne regrettait pas vraiment son investissement.
— Voilà une bonne chose de faite.
Quant à sa prochaine confession, l'échéance ne le troublait guère. Pourquoi faire naître de mauvaises pensées dans l'esprit d'un prêtre obèse, dissimulé dans une grande boîte de bois rappelant vaguement un cercueil posé à la verticale, avec le récit de cette petite virée ? Il l'en priverait.
Le lendemain, Henri Bourassa aurait droit à toute son attention.
Toute la journée du lundi, les deux camarades errèrent d'un bureau de scrutin à l'autre. Etre candidat de l'opposition exposait à un bien grand risque, celui des fraudes électorales. Aussi les militants se massaient-ils près de la porte, prenaient en note les noms des personnes qui se rendaient voter — évidemment, dans la mesure où ils pouvaient les reconnaître
— et tentaient de tenir une comptabilité approximative des voix exprimées. Ces chiffres seraient ultérieurement confrontés à ceux rendus publics par les officiers d'élection.
A la fin de l'après-midi du 8 juin, alors qu'ils erraient dans la rue Saint-Denis, Edouard regarda son ami avec un air amusé et déclara :
— Si nous allions assister au dévoilement des résultats au local de Lomer Gouin ?
— Tu n'es pas sérieux...
— Pourquoi pas ? Personne ne nous connaît dans cette ville. Plutôt que d'aller pleurnicher avec les perdants, autant célébrer chez les vainqueurs.
— Je ne sais pas si je pourrais donner le change, si quelqu'un
nous interroge.
Fils de notaire, affublé d'une mine d'enfant trop sage, Fernand rougirait jusqu'aux oreilles si on lui demandait quoi que ce soit. Edouard insista :
— J'assiste à la conclusion d'une campagne électorale pour la première fois, autant me trouver du bon bord. Je crierai des hourras pour nous deux. Puis je suis certain que les libéraux célèbrent avec de bons alcools et, selon les mauvaises langues, des femmes de petite vertu.
Son compagnon offrit de nouveau une belle démonstration de sa capacité de passer au cramoisi à la moindre suggestion scabreuse, puis il opposa :
— Nous ne pouvons pas nous attarder. Nous prenons le train ce soir, car tu dois être en classe demain matin. Déjà, tu rates une journée d'école aujourd'hui.
— Comme je pense que le vote libéral se révélera écrasant, il sera encore tôt quand Bourassa devra concéder la victoire. Je retrouverai mon professeur de bon matin, comme convenu, et toi, l'étude de ton père. Cesse de discuter, et suis-moi.
En secouant la tête, dépité, Fernand lui emboîta le pas jusqu'à l'intersection des rues Saint-Denis et De La Gauchetière. Trois ou quatre cents personnes encombraient déjà la rue. Alors que des policiers tentaient en vain de faire circuler ces badauds afin de rétablir la circulation, des organisateurs de Gouin vinrent discuter avec eux. A la fin, quelqu'un cria à la foule :
— Nous avons loué le Ouimetoscope, afin d'avoir suffisamment de place pour tout le monde. Nous vous rejoignons là-bas aussi vite que possible.
La migration se fit sans problème particulier, excepté la paralysie de la circulation, car les libéraux occupaient toute la chaussée. L'établissement d'Ernest Ouimet se situait rue
Sainte-Catherine, à l'intersection de la rue Montcalm. Il s'agissait de la première salle de spectacle à Montréal conçue expressément pour la présentation de films. Sans hésiter, des imitateurs s'étaient manifestés, et des «scopes» surgissaient un peu partout, dont le Nationaloscope.
Le déplacement des militants - ou des curieux - ne régla en rien le
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