La belle époque
résultats électoraux, affichés sur les vitres ou alors criés depuis l'entrée des édifices. Au même moment, des libéraux se pressaient sous les fenêtres de La Presse, des conservateurs sous celles de la Gazette. Chacun préférait se tenir devant un quotidien proche de ses convictions politiques, afin d'éviter les échanges aigres-doux, et même les mauvais coups.
En apprenant la nouvelle de sa défaite, Lomer Gouin avait quitté son bureau en catastrophe pour se réfugier à l'hôtel Viger avec sa garde rapprochée. Parfois un peu méchante, la rumeur publique prétendait déjà que très vite, l'homme avait noyé son chagrin dans le gin, au point de ne plus être présentable. Ses électeurs de Portneuf ne le verraient pas avant le lendemain.
Depuis quelques heures, Fernand ne parlait plus de rentrer chez lui : la frénésie ambiante s'emparait aussi du grand jeune homme sage. Finalement, un peu avant onze heures, des cris enthousiastes se firent entendre dans une artère perpendiculaire à la rue Sainte-Catherine. Quelques policiers à cheval ouvraient le chemin à une calèche. Les autorités ne voulaient pas risquer que le chef nationaliste effectue encore une promenade échevelée dans les rues. Cela tenait peut-être seulement à une délicate attention: l'orateur revenait de Saint-Hyacinthe avec sa douce moitié. Comme la dame, la charmante Joséphine Papineau, sa petite-cousine, lui donnerait finalement huit enfants en quatorze ans de vie commune, elle se trouvait vraisemblablement enceinte. Mieux valait lui éviter les émotions fortes.
Très péniblement, la voiture se fraya un chemin jusque devant l'édifice de La Patrie. En plus de Bourassa et de son épouse, elle transportait les frères Louis-Joseph et Eugène Tarte, de même qu'Olivar Asselin. Ces trois hommes étaient allés chercher le couple à la gare afin de conduire le chef nationaliste à son triomphe... qui rejaillirait évidemment sur eux.
La performance de Bourassa s'avérait vraiment étonnante. En plus de l'emporter contre le premier ministre dans un district de Montréal, dans Saint-Hyacinthe les candidats se trouvaient nez à nez. Quelques jours plus tard, on le proclamerait vainqueur là aussi, et ce serait comme député de la capitale maskoutaine qu'il siégerait finalement à l'Assemblée, plutôt que comme représentant de Saint-Jacques.
Quand la voiture découverte s'arrêta enfin, Henri Bourassa se mit debout. Les cris et les applaudissements redoublèrent et, pendant dix bonnes minutes, l'orateur leva les mains afin d'obtenir le silence. A la fin, ses partisans se calmèrent juste assez pour lui permettre de déclarer :
— Messieurs les Electeurs de la division Saint-Jacques et de la ville de Montréal, pardonnez-moi s'il ne me reste que les débris de la voix dont je me suis servi dans cette campagne pour vous remercier du zèle, du dévouement et du patriotisme dont vous avez fait preuve dans la lutte électorale qui vient de se terminer ce soir.
Ces mots suffirent à embraser la foule et à déclencher des hurlements d'enthousiasme. Pour mieux voir, certains se hissèrent sur les lampadaires ou alors grimpèrent dans les poteaux portant les fils électriques ou ceux du téléphone. La multitude se pressait dangereusement contre la calèche, au point d'affoler un peu madame Bourassa. Quant au politicien, visiblement épuisé, sa voix n'avait pas seule souffert pendant une campagne menée dans deux circonscriptions: sa moustache, d'habitude cirée pour pointer virilement vers le haut, gisait misérablement sur sa lèvre supérieure.
— Il y a dix jours seulement que la lutte a commencé dans Saint-Jacques, et cette courte période a suffi pour secouer le joug et l'obscurantisme, l'esprit de parti dont monsieur Gouin avait rempli l'âme des habitants de Montréal.
— Bourassa, au pouvoir ! Bourassa, au pouvoir !
Pendant de longues minutes encore, l'enthousiasme de la foule fit taire l'orateur. Le silence ne revint pas tout à fait, mais il continua tout de même :
—Je remercie les esprits dévoués qui, depuis dix jours, sans espérance d'argent ou de faveurs, se sont consacrés à la cause avec une générosité si profonde.
— Bourassa, au pouvoir ! Bourassa, au pouvoir ! répondirent en chœur ceux à qui il adressait ces remerciements.
— En présence de monsieur Tarte, je tiens à remercier La Patrie pour le généreux appui qu'elle m'a donné dans cette campagne
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