La case de L'oncle Tom
l’apprentissage de métiers, qui permettraient plus tard aux étudiants de gagner le pain du corps, en même temps qu’ils distribueraient le pain de l’âme ; car c’était dans cette espèce de séminaire que devaient se recruter les missions domestiques et étrangères. On comptait aussi sur le produit des travaux des élèves pour couvrir une partie des frais. L’acceptation du docteur entraîna pour toute sa famille une émigration complète de l’Est àl’Ouest. Il fallut quitter la haute civilisation de Boston pour aller s’enterrer dans l’Ohio, aux environs de Cincinnati ; cette ville, peuplée aujourd’hui de cent vingt mille âmes, n’avait alors que quarante mille habitants à peine ; située sur l’extrême limite des États à esclaves, elle pouvait, d’un moment à l’autre, devenir le théâtre de la lutte, déjà engagée par l’éloquent Garrisson entre les partisans de l’abolition et les défenseurs de l’esclavage : lutte toute morale et toute pacifique de la part des premiers, mais que l’inique violence des seconds ne tarda pas à rendre agressive.
Cincinnati est assise sur la rive nord de l’Ohio, dans une vallée demi-circulaire ; les collines, qui semblent s’être reculées pour lui faire place, s’avancent de nouveau au bord du fleuve, se recourbent au-dessus et forment le croissant. Sur la plus haute, dominant la ville, était bâti Lane Seminary. Demodestes habitations, semées alentour, et à demi enfouies sous des bouquets d’acacias, de chèvrefeuille, de clématite, étaient destinées au docteur Beecher et à sa famille, ainsi qu’aux professeurs du nouveau collège. Elles faisaient partie d’un joli village nommé Walnut-Hills.
À peine installées dans leur nouvelle résidence, les deux sœurs y reprirent leur tâche d’institutrices, et la poursuivirent de concert jusqu’au mariage de la plus jeune, Harriet Beecher, avec le révérend E. Stowe, professeur de littérature biblique à Lane Seminary. Riche de science, et classé parmi les théologiens les plus distingués de l’Amérique, M. Stowe n’avait pour patrimoine que ses livres, et pour revenu que les émoluments de sa place, rendus précaires par les circonstances. En effet, le collège si prospère au début, et qui avait compté des centaines d’élèves adultes accourus de tous les points de l’Union, se trouva tout àcoup presque désert, par un concours fortuit d’événements. La crise commerciale qui, en 1833, atteignit l’Amérique, y détermina la faillite d’un grand nombre de banques publiques et particulières. Les fonds destinés àl’entretien du séminaire furent gravement compromis. Le docteur Beecher, trouvant aussi que les travaux manuels entravaient la marche des études théologiques, résolut de les réformer tout à fait ; enfin une cause, encore plus active, concourut àl’amoindrissement du collège. La Convention abolitionniste, d’où est sortie la Société pour l’abolition de l’esclavage en Amérique qui a pris depuis une si grande extension, s’assembla en 1833, à Philadelphie, et fit un appel, qui devait surtout retentir dans les cœurs jeunes et généreux. Bien que plusieurs des étudiants fussent fils de propriétaires d’esclaves, que quelques-uns eussent toute leur fortune engagée dans cette denrée humaine, tous prirent parti contre l’esclavage. Ceux qui possédaient des esclaves les affranchirent. L’idée des missions étrangères fut abandonnée, comme absurde, quand on avait à ses portes, au centre du pays, des païens qui languissaient dans les ténèbres de l’ignorance et les horreurs de la servitude. La libre discussion, d’abord encouragée par le directeur et les professeurs du séminaire, devint orageuse, et absorba le temps et les facultés des élèves. Désertant les classes, ils assemblèrent la population de couleur de Cincinnati, lui firent des prédications, ouvrirent des écoles aux enfants, des asiles aux orphelins, aidèrent les fugitifs à gagner le Canada : bref, ce fut une sorte de croisade de la jeunesse en faveur de la justice et de l’humanité.
D’autre part, la réaction s’annonçait terrible. Le commerce avait pris l’alarme. Des propriétaires d’esclaves, venus du Kentucky, ameutaient la population. Pendant plusieurs semaines le bâtiment principal et les maisons du docteur Beecher et du professeur Stowe furent en danger d’être démolis. Dans cette extrémité on essaya de rétablir le
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