La chambre des officiers
l'arrière. Direction Val-de-Gr‚ce. A ma connaissance, il n'y a que là qu'on puisse faire quelque chose pour lui. Si la gangrène ne s'y met pas. En attendant, nettoyez les plaies. Faites-lui un ordre de transport par wagon sanitaire. Pas de transport fluvial, ce serait trop long. Essayez de l'alimenter une fois avant le départ, par sonde nasale.
Gardez-lui les sangles. Surtout s'il est conscient au moment de le nourrir.
Il risque de souffrir.
- Rien d'autre, major?
- Rien d'autre, Charpot. En attendant, ne le laissez pas là. Ses plaies dégagent une telle puanteur qu'il va faire tomber ceux qui tiennent encore debout.
Je reste de longues heures dans cet état. Je perds progressivement cette étrange lucidité que j'ai connue lors de mes premiers réveils. Je fais un rêve. Toujours le même. Mes yeux sont fixés sur des culs de bouteilles qui scintillent en tour
nant pendant que je m‚che une grosse boule d'argile. La fièvre se répand dans mes articulations comme une sourde br˚lure. Elle pèse sur la base de mon cr‚ne pour m'enfoncer dans ce lit de camp fait de grosse toile tendue, qui me semble moelleux, tellement ce qui me reste de sens est affligé par les blessures.
Je ne sais plus o˘ je suis; il me semble que la mort rôde, indécise.
Derrière le rideau opaque de mon délire, je sens bien qu'on s'agite. Dans le lointain, j'entends un brancardier qui interpelle une infirmière
- On le change de piaule pour la nuit. Ces cons viennent de se rendre compte que c'est un officier! On ne peut quand même pas le laisser dans une salle commune pour sa dernière nuit à l'avant.
Au petit matin, l'infirmière qui penche sa tète sur moi a de grands yeux bleu marine. Un léger duvet recouvre son menton. Elle cherche quel que chose dans mon visage. Elle aussi s'occupe de moi sans me voir. Lorsqu'elle réalise finalement que j'existe, elle finit par m'adresser la parole. Elle mesure mon interrogation à l'intensité de mon regard.
- Je vais vous faire manger, lieutenant. Vous allez voir, c'est de la bonne soupe.
Elle me parle comme les bonnes sueurs le faisaient à ma vieille tante, recroquevillée dans son fauteuil près de la fenêtre, lorsqu'elles se met-taient à deux pour lui desserrer les m‚choires, vieilles portes rouillées par des années d'absence.
Pour dire vrai, le go˚t de la soupe m'inquiète moins que la façon dont elle va s'y prendre pour la faire entrer. La réponse n'est pas longue à venir.
Mon premier repas conscient m'est servi par un tube de caoutchouc surmonté
d'un petit récipient qui contient la soupe. quand on monte le récipient la soupe descend. Et vice-versa. De la physique simple.
- On va vous mettre ça dans le nez. Vous allez arrêter de respirer par le nez pour ne plus respirer que par la bouche.
Elle me traite comme un simple d'esprit. C'est sans doute parce que je bave. Un homme qui bave est forcément un innocent.
La soupe me rentre par les sinus; je m'étouffe, me débats. L'infirmière me tape dans le dos; mon estomac se rétracte, j'ai le hoquet. Et on recommence.
Six brancards sont alignés sur le perron de l'hôpital de campagne. Pour des raisons que j'ignore, on a finalement renoncé au wagon sani taire. Ils nous ramènent à Paris en ambulance. Deux fois trois bannes superposées, pour six grands blessés. Et deux brancardiers qui se relaient pour conduire. Il faut compter au moins
douze heures dans cette voiture avant d'atteindre Paris. On m'installe en bas à gauche, derrière le chauffeur. Je n'ai pas la force de me relever pour voir qui sont mes compagnons de voyage. Celui qu'on installe au même niveau que moi doit tout juste avoir dix-huit ans. Il a un profil d'ange aux yeux clos. Ses couvertures dessinent la silhouette de son corps jusqu'à
la base de ses genoux, puis elles s'affaissent brutalement.
L'ambulance démarre, et avec elle les gémissements de mes camarades. Un sergent d'infanterie, dont j'aperçois les galons sur une manche qui pend dans le vide, implore sa mère entre deux sanglots de petit garçon.
Pendant toutes ces heures, je n'ai d'autre horizon que la toile de lin de la banne du dessus, et cette tache de sang qui s'étend au fil des heures, comme sur un buvard.
La douleur se réveille dans mes sinus pour se répandre dans tous les tissus de la face. Je me surprends à rêver de cet opium dont parlent les grands voyageurs et qui viendrait desserrer la tenaille qui m'enserre la bouche.
Le concert des gémissements
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