La chambre des officiers
la confidence
- Vous savez, vous avez de la chance. La face, c'est impressionnant, mais c'est sans complication. Très bonne capillarité vasculaire. Pas de gangrène, contrairement à ce que croyait la vieille école. Ne vous préoccupez que de deux choses bien respirer et bien manger. Le reste, c'est mon affaire.
Enfin, à voix haute, s'adressant à l'infirmière - Voyons, nous sommes lundi. Vous allez me le faire manger trois fois par jour jusqu'à demain soir. Il me le faut à jeun pour mercredi matin, opération à six heures.
S'il souffre vraiment trop, faites-lui un peu de morphine. Mais qu'il n'y prenne pas go˚t. On n'en aura pas assez pour tout le monde, si le flot continue comme ça. A bientôt, lieutenant.
L'infirmière a le visage bonasse de ceux qui consacrent leur vie aux autres sans jamais se préoccuper d'eux-mêmes. Elle me relève dans mon lit.
- Je vais vous faire manger.
Elle revient quelques minutes plus tard, un grand plateau de bois dans les bras, qu'elle pose à mon chevet. La soupe fume dans un bol. De petits morceaux de viande recroquevillés sur une assiette blanche. Une pince aux m
‚choires qui
s'entrecroisent. L'infirmière verse la soupe dans un récipient qui ressemble à une tête de canard. Avec la pince, elle écrase les petits bouts de viande qui se mêlent à la soupe. Elle introduit dans ma bouche le bec du canard, qui déverse sa mixture. Mais lequel des deux ressemble le plus à un canard, de l'instrument ou de moi que l'on gave? J'ai le pressentiment que cette éprouvante manoeuvre va se transformer en un rituel sans fin, et que je ne pourrai plus jamais manger sans canard ni masticateur.
L'infirmière revient me voir alors que j'essaye tant bien que mal d'habituer mon estomac à travailler seul. Elle parle fort comme si j'étais sourd, en plus de tout le reste.
- Je vous ai apporté une ardoise, une craie, si vous avez quelque chose à
me dire, et des feuilles de papier et un crayon pour écrire à votre famille. Il faut leur dire o˘ vous êtes.
Je dispose en tout de quatre petites feuilles. Je ne peux donc pas me permettre de recommencer plusieurs fois. Je n'ai qu'un souci: mettre du temps et de la distance entre mes proches et moi. Je veux qu'on me mette entre parenthèses, ne pas être un sujet de préoccupation, encore moins d'inquiétude.
Je m'attelle donc à rédiger une lettre plus rassurante encore que si j'étais sur le front, entre deux combats.
Ma chère mère, mon cher grand-père, mes chères súurs, Je vous écris de Paris, plus précisément de l'hôpital du Val-de-Gr‚ce. J'ai été blessé par une marmite allemande pendant une reconnaissance. Rien de grave. Aucune partie vitale atteinte, ni yeux, ni jambe, ni bras, seulement la clavicule endommagée. Une bonne nouvelle pour vous tous je ne retournerai pas au front. Ici, je mange bien, les infirmières s'occupent de moi, c'est la vie de ch‚teau. Je dois rester plusieurs semaines pour éviter les complications. Ce n'est pas le moment pour vous de remonter au nord.
Restez o˘ vous êtes. Je descendrai dès que possible. C'est un peu la panique et les blessés affluent en nombre. C'est pourquoi les visites ne sont pas autorisées. Dites n mon oncle et ma tante Chaumontel de ne pas se déplacer, ce serait vain pour le moment.
Vous voilà rassurés: la guerre est terminée pour moi, j'ai fait mon devoir et c'est ce qui compte le plus. Je vous écrirai le plus souvent possible.
Si vous ne receviez rien pendant plusieurs semaines, mettez-le sur le compte de la poste, car je vous assure, ici, rien ne peut plus m'arriver.
En fermant la lettre, j'ai le sentiment d'avoir gagné un peu de temps, et je me surprends à espérer que la guerre durera encore longtemps.
Il me reste trois feuilles. Elles sont pour Alain Bonnard, mon plus vieux camarade. De l'école primaire jusqu'au service militaire, nous ne nous sommes jamais quittés. C'est à ce moment seulement que nos chemins se sont séparés. Bonnard était né avec une petite main. Ses doigts de la main droite étaient restés ceux d'un enfant de huit ans. Il aurait certainement pu dissimuler plus facilement ce handicap, si les gens ne tendaient pas précisément la main droite. Comme souvent chez ceux qui se sentent diminués, Bonnard avait compensé son infirmité par une intelligence supérieure et, s'il n'avait pas tenté l'…cole polytechnique, c'est parce qu'il m'en savait incapable et qu'il ne voulait pas y aller seul. Je savais que je
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