La chambre des officiers
s'éteint peu à peu, comme si chacun quittait le chúur à son tour pour sombrer dans le noir. Les portions de pavé ont eu raison des fractures ouvertes.
Le jeune soldat aux cheveux blonds repose, le visage livide. Il ne s'est pas réveillé depuis le début du voyage. Il me rappelle un portrait à la plume de l'Aiglon sur son lit de mort, que j'avais vu chez mon grand-père, dans une édition du siècle dernier du Magasin pittoresque.
Après plusieurs heures, l'ambulance s'arrête dans la cour d'un hôpital. On ne peut pas être déjà arrivé. Les portes de l'ambulance s'ouvrent pour laisser monter un médecin. Après un rapide examen des six blessés, il ordonne, en les montrant du doigt
- Dégagez-moi ces deux-là, ils sont morts. On en a deux autres à vous donner.
On change les conducteurs comme on remplaçait les chevaux des anciennes postes. On emmène l'Aiglon, dont le corps statufié par la rai deur cadavérique résiste aux angles de l'ambulance. Puis c'est le tour de mon voisin du dessus; la bannette a aspiré ce qui lui restait de sang. On installe les deux suppléants et on redémarre. Mon nouveau voisin cherche à
me parler.
- Dis-donc, toi, tu sais o˘ c'est-y qu'on va? J'essaye de répondre. Il ne sort que des bulles d'air, comme si j'étais en train de m‚cher du savon.
Pas un seul son. Résigné, il s'installe dans son coin et s'engage dans un long monologue.
La chaleur monte et je sens des crampes dans le visage, comme si chaque muscle se resserrait, puis cela se transforme en une immense rage de dents o˘ chaque nerf joue sa partition.
Le soldat qui soliloque parle avec sa mère,
lui raconte sa guerre. II a peur qu'elle le gronde, lui répète qu'il n'a rien fait de mal et que les Allemands lui ont envoyé une marmite dans les jambes.
L'ambulance saute sur les pavés; j'entends l'interminable grincement des barres de suspension. Sans la sangle, je serais déjà sur le plancher. J'ai soif à force de transpirer et de baver. Cette soif devient obsédante au point que je me demande si je ne lui préfère pas la douleur.
L'ambulance s'arrête en rase campagne. Les portes s'ouvrent, laissant s'engouffrer l'air tiède du jour qui tombe. Les deux ambulanciers se tiennent là; ils font une drôle de tête.
- Nom de Dieu, quelle puanteur!
Moi, je ne sens rien. Je réalise que j'ai perdu l'odorat. Je n'en avais pas eu conscience, jusque-là. L'air qui vient des prés m'apporte une vague sensation de fraîcheur, mais pas le moindre parfum de ces fins d'après-midi d'été. Les deux grosses gourdes en toile qu'on nous apporte me ramènent à
ma préoccupation immédiate. Les cinq autres blessés sont abreuvés à grandes giclées. quand vient mon tour, l'ambulancier grimace et appelle son acolyte.
- Dis donc, on n'est pas équipé pour le faire boire, celui-là.
- C'est même peut-être pas recommandé. Si on fait une connerie, on va se faire sonner les
cloches. Laisse tomber, il tiendra bien jusqu'à ce soir.
Les portes se referment. Le convoi redémarre.
Le moteur, de plus en plus bruyant, me fait craindre le pire: une nuit sans boire en rase campagne. Finalement, je m'assoupis sur ma planche tandis que la fièvre qui monte endort mes douleurs pour m'assécher plus encore.
Lorsque je me réveille, la pluie martèle le toit de l'ambulance. Notre petite vitesse et les changements de direction me font supposer que nous sommes entrés dans une ville. Une dernière enfilade de pavés, le crépitement des graviers avant de s'immobiliser. Les portes s'ouvrent. On nous sort l'un après l'autre. J'essaye d'ouvrir la bouche aux grosses gouttes d'orage. On ne sait jamais, s'il faut attendre l'avis du médecin général pour me faire boire. Et je ne peux rien dire. Et quand bien même, je n'ai rien à dire.
La chambre réservée aux officiers est vaste comme une salle des pas perdus.
De hauts plafonds blancs craquelés, plus longs que larges, et une bonne dizaine de fenêtres à croisillons qui donnent sur une cour étroite que j'imagine être le lieu de promenade des convalescents. Il est un peu tôt pour les convalescents. Les premiers blessés commencent seulement à
arriver; ceux que l'on achemine ici, à l'arrière, sont les plus touchés.
Les lits en fer ont été soigneusement alignés face aux fenêtres, loin des courants d'air. Chaque détail, l'ordre méticuleux qui régit cette salle donnent à penser qu'on attend du monde. Les couvertures sont au carré, les bassins
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