La chapelle du Diable
magasin aurait dû fermer ses portes tant le
chiffre d’affaire avait chuté.
— Albert voulait beaucoup de money. Surtout qu’il avait une associée, une
certaine mademoiselle Brassard…
— Mademoiselle Brassard, ma vendeuse ? s’exclama Léonie.
— D’après mes hommes, ce petit couple d’amoureux partageait plus qu’un
lit…
Cela expliquait tout, se dit Léonie.
John vit qu’il avait fait mouche. Albert suait à grosses gouttes. Il continua,
faisant attention de cacher son excitation de toucher au but.
— Albert a pensé à mon usine…
Son patron avait vu juste. Il fallait qu’il tienne le coup. Monsieur Morgan
essayait d’obtenir une confession. Il ne l’aurait pas.
D’une voix calme et assurée, John poursuivit :
— Il a commencé à voler mon usine comme il avait fait pour le magasin. Cela a
donné beaucoup de sous à Albert. Il a fait des gros coups. Il a changé des
contrats, il a acheté le silence de certains banquiers…
… pour qu’ils ferment les yeux sur certaines transactions douteuses.Il en avait donné des pots de vin. Pas rien qu’aux gens de la
banque.
— Il a obtenu des contrats de confection de robes et de costumes en gonflant
les chiffres.
On fait dire ce qu’on veut à des chiffres sur un bout de papier. Il en a
trafiqué des factures ! Il avait doublé des commandes de tissu, simulé des
pertes de lots de robes gâchées et tant d’autres magouilles.
— Il a travaillé fort à mon usine notre Albert ! fit l’Américain,
sarcastique.
Très fort, encore plus que ce que son patron pouvait imaginer. Et ses efforts
avaient porté fruit. L’argent était rentré à la pelletée.
— Mais tout cet argent était pas très propre. Big problem.
Oui, cela avait été un problème. Il pouvait en utiliser un peu pour des menus
achats, une automobile, quelques bijoux, une œuvre d’art ou deux… Pour le reste,
il avait dû trouver une solution.
— C’est là que mademoiselle Brassard entre en jeu, continua John.
La vendeuse s’était avérée très utile. La sotte était amoureuse de lui. Il
aurait pu lui demander la lune, elle lui aurait décrochée ! Alors, quand il fut
question d’inventer de fausses transactions, de fausses clientes, elle avait à
peine rouspété.
— Il y a eu cette première grève à mon usine, dit l’homme d’affaire.
Et il avait eu chaud que l’Américain vienne mettre son nez à Montréal. Il avait
su le convaincre de ne pas se déplacer pour rien. Il avait eu raison. Toute
cette agitation des travailleuses n’avait été qu’un feu de paille et tout était
rentré dans l’ordre. À ce moment, il avait décidé de diversifier ses
investissements. Il avait trempé dans toutes sortes de combines, plus louches
les unes que les autres. Il avait investi dans l’immobilier, louant à de faux
locataires. Il avait menacé des hommes de les chasser de leur logis s’ils ne lui
rendaient pas de petits services comme de passer des colis suspects, tout afin
de pouvoir blanchir son argent.
— Vous, vous êtes… rien qu’un minable, souffla Léonie à
l’intention d’Albert.
Celui-ci se redressa. Jamais il ne laisserait une femme l’insulter. La hargne
lui monta à la gorge. Oubliant toute retenue, il se leva et injuria
Léonie.
— Écoutez qui parle ! Une putain qui s’envoyait un Américain !
D’une voix sèche, John dit :
— Never talk like that to Léonie, never ! Et assieds-toi !
Albert obéit. Il fallait qu’il reprenne contenance. Il avait peut-être encore
une chance de s’en sortir. Avec véhémence, il rétorqua :
— Vous racontez n’importe quoi !
— Oh Albert, goddamit ! Tu pensais vraiment que tu pourrais me voler sans que
je voie rien ?
Albert ne tint plus en place. Il se releva. Perdant tout contrôle de lui, il se
mit à crier :
— Je vous ai rien volé, rien ! C’était rien que normal que je prenne ma part.
Ça fait plus de trente ans que vous me laissez me démener avec tout le trouble
sur le dos. Ce magasin ridicule avec un nom ridicule, c’était un gouffre ! Pis
endurer cette idiote en lui faisant croire qu’elle était le patron ! Avez-vous
la moindre petite idée de ce que j’ai pu vivre pendant toutes ces années ? Le
savez-vous ? Oui, madame Léonie, non, madame Léonie ! Pensez-vous que j’avais
vraiment envie de l’épouser ? Au début, ça m’a pas traversé
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