La Chimère d'or des Borgia
apercevait l’avant-garde de la grande forêt et à l’autre extrémité du chemin c’était le village, joli lui aussi avec son église coiffée d’un petit clocher et construite comme les maisons de ce beau tuffeau de Touraine aux pierres couleur de crème. Proche de ladite église, l’auberge de « Maître François » tenait le milieu du village dont elle était aussi le centre nerveux. Dotée d’une réputation assise depuis près de deux siècles, la maison n’avait jamais manqué de chalands désireux de vérifier, de génération en génération, si le produit de ses casseroles et le contenu de sa cave étaient toujours égaux à eux-mêmes… Le miracle étant que personne, jamais, n’était reparti déçu ! Et cela par la vertu d’une circonstance rarissime : depuis tout ce temps, il y avait toujours un François Maréchal derrière fourneaux et tonneaux – seul variait le prénom de la patronne – si bien que la vieille enseigne, vouée au départ au curé de Meudon François Rabelais, annonçait aussi tous ces François qui s’y étaient succédé.
Un détail qui n’avait pas échappé à Adalbert, fervent lecteur du Guide Michelin et attentif aux petites étoiles que celui-ci dispensait parcimonieusement. Et l’auberge en avait décroché une. Comme, en outre, la maison disposait de quelques chambres, rustiques mais confortables, ce fut non sans un plaisir secret qu’après une manière de course à l’abîme dans laquelle son passager avait pensé périr cent fois, il stoppa la voiture devant « l’hostellerie » aux environs de midi et demi.
— Voilà ! soupira-t-il avec satisfaction. Nous sommes sur place. Alors d’abord s’enquérir si l’on peut nous loger, puis nous sustenter et enfin tâcher de se faire bien voir du patron… Toi, je ne sais pas, mais moi je me sens une faim de loup, ajouta-t-il en ôtant ses gants sous l’œil tout de même un peu surpris d’Aldo.
— Dis-moi, demanda le rescapé, tu n’aurais pas un peu perdu de vue ce qui nous amène dans cet endroit ? Charmant au demeurant, mais nous allons peut-être découvrir un véritable drame.
— Raison de plus pour l’aborder en pleine forme !
Un quart d’heure plus tard, nantis chacun d’une chambre claire et fleurant bon le linge frais où ils ne s’attardèrent que le temps de se laver les mains et de se donner un coup de peigne, ils prenaient place à une table proche de la vaste cheminée à l’ancienne où brûlaient trois grosses bûches pour « dégourdir l’atmosphère », comme le précisa Joséphine Maréchal, la patronne, en venant prendre leur commande. D’un commun accord, ils optèrent pour les rillettes locales, une alose de Loire au beurre blanc et un poulet aux champignons : ce sympathique programme arrosé, bien entendu, d’un vin de Chinon d’une année particulièrement réussie et, pendant un moment appréciable, on n’entendit dans la salle que le cliquetis des couverts, quelques appréciations laudatives et le bruit de papier froissé généré par le seul client qui, près des fenêtres, lisait un journal derrière lequel il disparaissait la plupart du temps.
Le patron arriva avec le café. Sous la toque blanche qui lui mettait la tête à mi-chemin des pieds, c’était un petit homme rond de partout : le visage, le nez, les yeux, la bedaine tendant sans un faux pli le tablier blanc immaculé. S’il n’avait arboré une imposante moustache grisonnante, on aurait pu le prendre pour le jumeau de sa moitié tant ils se ressemblaient. Son sourire dévoilait un assortiment judicieux de dents blanches et de dents en or.
— Ces messieurs sont-ils satisfaits ? demanda-t-il en disposant sur la table trois verres ballon qu’il emplit aussitôt avec le contenu à peine doré de la bouteille qu’il serrait sous son bras.
— Tout à fait ! fit Aldo. C’était remarquable ! Je n’avais pas vraiment faim mais je me suis régalé… au point d’avoir un brin sommeil !
— Goûtez mon eau-de-vie de poire ! Elle vous réveillera… à moins que vous ne préfériez une petite sieste ?
— Je ne dirais pas non, répondit Adalbert après avoir « tasté », mais on n’est pas ici pour dormir, hélas ! On verra ce soir !… Votre poire est géniale ! J’en reprendrais volontiers une lichette. C’est vous qui la faites ?
— Non. C’est le frère de M me Maréchal. Il met toutes sortes de fruits en tonneaux !
— On en avait déjà entendu parler par un ami, reprit Aldo. Un
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