La Chimère d'or des Borgia
marquise de Sommières, vous avez, il me semble, émis une sorte de… ricanement. Me suis-je trompé ?
— Non ! J’ai en effet ricané. C’était difficile de faire plus.
— Vous la connaissez donc ?
— C’est peu de le dire… Elle était ma belle-sœur ! J’avais épousé sa sœur, si vous préférez ! Dites-moi, mon garçon, vous ne me paraissez guère au courant des alliances familiales ! Ce n’est pourtant pas le bout du monde, votre sublime Venise ! Ou serait-ce que le vieux chameau m’aurait définitivement rayé de son carnet d’adresses ?
Le « vieux chameau » ne passa pas. Aldo s’étrangla dans son verre de vin et se fût étouffé si le coupable n’était venu à son secours en lui assénant dans le dos quelques tapes à assommer un bœuf.
Du coup il ne trouva plus à son service qu’un filet de voix à peine audible qu’Adalbert se hâta de relayer :
— Évidemment, vous ne pouviez pas savoir, professeur, mais Morosini a beaucoup d’affection pour M me de Sommières. Affection que je partage d’ailleurs, précisa-t-il en manière d’avertissement. C’est, en vérité, une merveilleuse vieille dame, encore très belle malgré son âge et, en outre, elle est douée d’un solide sens de l’humour !
— J’en viens à me demander si nous parlons bien de la même personne ! Marie-Amélie de Feucherolle, devenue par mariage marquise de Sommières, mère d’un fils…
— … qu’elle a eu la douleur de perdre il y a quelques années. Si vous ajoutez qu’elle habite, rue Alfred-de-Vigny, un magnifique hôtel hérité d’une grande cocotte qu’un oncle aimant s’amuser avait eu l’audace d’épouser.
— C’est bien ça ! Et maintenant je m’interroge : me serais-je trompé ?
— De quoi ? croassa Aldo qui retrouvait à la fois son souffle et sa couleur habituelle.
— De sœur ! Feu mon épouse Cécile – Dieu ait son âme et grand bien lui fasse ! – était jolie, timide, douce et adorait chanter des romances en s’accompagnant de la harpe. Elle est devenue au fil des années acariâtre, méfiante, sotte à pleurer et effroyablement bigote ! J’avoue l’avoir un brin trompée – en particulier par la pensée avec ma sublime cousine Isabelle Morosini ! –, pas assez pleurée quand elle est morte. C’est à ce moment-là qu’Amélie m’a fait entendre ce qu’elle pensait de moi et m’a interdit à jamais l’entrée de ses demeures ainsi que toutes occasions de lui adresser la parole. Comme il se doit, je me suis révolté et voilà où nous en sommes. Maintenant, conclut-il en se levant, j’aimerais savoir si je vais finir de dîner chez moi !
— Je vous en prie ! le calma Aldo en se levant à son exemple pour poser une main apaisante sur son bras. C’est à moi de m’excuser d’une réaction vaguement ridicule. N’y voyez qu’un reflet de la tendresse que je lui porte, assez floue au début lorsque j’étais enfant, même adolescent, mais qui s’est développée depuis quelques années. Aussi comprenez à votre tour que c’est la première fois que j’entends quelqu’un en dire du mal…
— En ai-je vraiment dit du mal ? Étant donné l’étendue de mon répertoire, il me semble même avoir usé d’un euphémisme ! Suis-je pardonné ?
— Vous l’êtes ! Buvons à sa santé !
Ce qui fut fait, debout et avec une solennité respectueuse. Après quoi, Adalbert en vint à ce qui lui semblait un sujet particulièrement brûlant : ce qui s’était passé dans la maison de Dumaine quatre jours auparavant.
— Je ne comprends pas pourquoi la police s’obstine à voir dans Berthier le meurtrier de ce Dumaine. Et ce que je comprends encore moins, ce sont les autopsies que l’on traite ici avec désinvolture ! Dans le cas Dumaine, l’heure est essentielle puisque notre aubergiste a vu arriver Berthier !
— Vous savez, Chinon n’est pas une ville comme les autres. Elle est tellement chargée d’Histoire ! -j’entends celle avec un H majuscule – que l’on s’efforce d’en conserver l’atmosphère… ou plutôt la magie, en la préservant autant que possible des réalités par trop vulgaires que sont les meurtres crapuleux. Cela attire la presse, les curieux, cette ingérence brutale de la vie moderne. Chez nous, ceux qui parcourent nos vieilles rues sont d’une tout autre qualité. La ville, où bien peu de choses ont changé, vit agenouillée dans l’ombre de la ruine formidable d’un château qui l’était plus encore à
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