La Chute Des Géants: Le Siècle
loyaliste.
Fitz se sentait investi d’une
mission tout à fait personnelle auprès du directoire. Les hommes influents qu’il
avait rassemblés à Ty Gwyn en avril formaient un réseau discret dans le monde
politique anglais, et avaient réussi à mobiliser un appui secret mais non
négligeable en faveur de la résistance russe. Cela avait conduit d’autres pays
à apporter leur soutien à cette cause, ou les avait du moins dissuadés de venir
en aide au régime de Lénine, Fitz en était convaincu. Mais les étrangers ne
pouvaient pas tout faire : c’était aux Russes de se soulever.
Que pouvait vraiment accomplir le
directoire ? Son président, Nikolaï Dimitrievitch Avksentiev, bien qu’antibolchevique,
était socialiste-révolutionnaire. Fitz le tenait pour quantité négligeable. Les
socialistes-révolutionnaires ne valaient pas mieux que les partisans de Lénine.
Fitz comptait plutôt sur l’aile droite et sur l’armée. Il n’y avait qu’à elles
qu’on pouvait se fier pour restaurer la monarchie et la propriété privée. Il
alla voir le général Boldirev, commandant en chef de l’armée sibérienne du
directoire.
Le mobilier des wagons occupés
par les cinq hommes du gouvernement conservait le souvenir d’une splendeur
impériale fanée : sièges de velours usés, marqueteries écornées, abat-jour
tachés, et vieux domestiques affublés de versions crasseuses des livrées à
dorures et parements en usage à la cour de Saint-Pétersbourg. Dans un des
wagons, il aperçut une jeune femme en robe de soie, aux lèvres maquillées de
rouge, qui fumait une cigarette.
Fitz était découragé. Il aurait
voulu retrouver le monde d’autrefois, mais ce décor était vraiment trop désuet,
même pour lui. Il songea avec fureur à la remarque insolente du sergent
Williams : « Notre mission est-elle légale ? » Fitz savait
que la réponse était incertaine. Il était temps de faire taire ce Williams pour
de bon, se dit-il avec hargne : ce garçon était un bolchevik ou tout
comme.
Le général Boldirev était un gros
homme disgracieux. « Nous avons mobilisé deux cent mille hommes,
annonça-t-il fièrement. Vous pouvez les équiper ?
— C’est impressionnant »,
dit Fitz tout en réprimant un soupir. Cette mentalité avait valu à une armée
russe de six millions d’hommes de se faire battre par les forces autrichiennes
et allemandes, beaucoup moins nombreuses. Boldirev portait encore les
épaulettes ridicules en faveur sous l’ancien régime, de grosses barrettes
dorées à franges qui lui donnaient l’air d’un personnage d’opérette de Gilbert
et Sullivan. Fitz continua, dans un russe approximatif : « Si j’étais
vous, cependant, je renverrais la moitié de ces recrues.
— Pourquoi ? demanda
Boldirev, ébahi.
— Nous pouvons équiper cent
mille hommes au maximum. Et il faut les former. Mieux vaut avoir une petite
armée disciplinée qu’une masse désordonnée qui s’enfuira ou se rendra à la
première occasion.
— Dans l’idéal, oui.
— Le matériel que nous vous
fournissons doit être remis en priorité aux hommes qui sont en première ligne,
pas à ceux de l’arrière.
— Bien sûr. C’est tout à
fait raisonnable. »
Fitz avait la fâcheuse impression
que Boldirev approuvait sans vraiment écouter. Il tenait tout de même à
enfoncer le clou. « Une trop grande partie de ce que nous envoyons est
détournée, si j’en crois le nombre de civils que j’ai vus dans la rue vêtus de
pièces d’uniforme britannique.
— Oui, absolument.
— Je recommande
énergiquement que tous les officiers qui ne sont plus aptes au service soient
priés de rentrer chez eux et de rendre leurs uniformes. » L’armée russe
était infestée d’amateurs et de vieux dilettantes qui se mêlaient de tout sans
prendre part aux combats.
— Hum.
— Et je suggère que vous
accordiez de vastes pouvoirs à l’amiral Koltchak en le nommant ministre de la Guerre. »
Le Foreign Office voyait en Koltchak le plus prometteur des membres du
directoire.
« Très bien, très bien.
— Êtes-vous prêts à faire
tout cela ? demanda Fitz, impatient d’obtenir un minimum d’engagement.
— Sans aucun doute.
— Quand ?
— En temps voulu, colonel
Fitzherbert, en temps voulu. »
Fitz était accablé. Heureusement
que des hommes comme Churchill et Curzon ne voyaient pas l’insignifiance des
forces dressées contre le bolchevisme, se dit-il sombrement.
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