La Collection Kledermann
sous le manteau, il savait que la maudite baraque appartenait à un criminel plus ou moins abrité par la largeur d’esprit des lois helvétiques. Mais rien n’indiquait sa présence. En revanche, il y avait une « malade » âgée sans doute, ce qui devait être vrai étant donné les plaintes que l’on avait entendues à une ou deux reprises dans la nuit, ce qui ne correspondait en aucune façon à la Torelli. Alors qui pouvait-elle être ? Surtout pour qu’elle soit aussi sévèrement gardée !
Le jour où il apprit qu’il rentrait à Paris, il décida de tenter une expédition. Et de la tenter seul ! Non qu’il eût quoi que ce fût à reprocher à M. Wishbone, bien au contraire, mais il ne le connaissait pas suffisamment pour pouvoir répondre de ses réactions. Aussi choisit-il l’heure du dîner qui devait être à peu près la même dans les deux villas et, laissant un Boleslas aux anges le servir, il prétexta son départ matinal et ses valises à boucler pour gagner sa chambre.
Il en ressortit presque aussitôt, descendit dans le jardin et rejoignit le mur séparant celui-ci de la propriété voisine. Il voulait juste jeter un coup d’œil sur le rez-de-chaussée éclairé, sachant qu’il allait prendre des risques, même si les molosses n’étaient pas encore lâchés puisque les lumières intérieures ne laissaient guère d’ombre sur la terrasse où les fenêtres ouvraient. S’il était repéré, il devrait compter sur la rapidité de ses jambes pour se mettre à couvert.
Le mur ne lui posa pas de problèmes. Il était peu élevé, à peine deux mètres, et lui-même, jeune et souple de nature, prenait soin d’entretenir sa forme physique en pratiquant les sports de combat et, le dimanche, quand il n’était pas de service, il rejoignait un club de varappe en forêt de Fontainebleau dans les rochers de Franchard. Arrivé en haut du mur, il s’accrocha au sommet et se laissa tomber sur ses jambes pliées. Il atterrit entre deux buissons de lauriers-roses où il resta aux aguets, se contentant d’observer.
La distance le séparant de la villa qu’en France on aurait sans hésiter décorée du nom de château n’était pas énorme et, en outre, les jardins en terrasse plantés d’arbustes divers permettaient d’accéder sans difficulté aux larges marches bordées de balustres qui menaient à la demeure. C’est là que l’approche se compliquait, la lumière dispensée par les hautes portes-fenêtres ouvertes s’étalant jusqu’à l’escalier. Dont le policier se garda prudemment d’approcher. Afin de rester à couvert le plus longtemps possible, il choisit d’escalader la terrasse à l’angle de la villa, où rien n’était éclairé.
Arrivé à ce palier il s’accorda un instant de repos puis, en se faisant aussi petit que possible, il se glissa le long des premières fenêtres et il vit à l’intérieur deux magnifiques salons plongés dans la pénombre, l’éclairage leur venant de la salle centrale. Cela lui permit tout de même de noter la présence d’un piano de concert sur la laque noire duquel jouaient des reflets. Il était ouvert, une partition disposée sur le chevalet et une écharpe de mousseline blanche abandonnée sur le large tabouret… Enfin s’aplatissant de son mieux contre un volet, il put voir la pièce principale et dut se pincer pour se persuader qu’il ne rêvait pas : assise à une table chargée de vaisselle et de cristaux précieux, une femme était en train de dîner face au jardin nocturne et au lac animé par un mince rayon de lune. Deux laquais en livrée rouge et or se tenaient de chaque côté mais Sauvageol ne fit que les effleurer du regard, fasciné par la femme qu’il découvrait, à la fois superbe et hideuse.
Elle était vêtue à l’espagnole d’une longue robe à multiples volants, noire comme la mantille tombant d’un peigne d’écaille serti de diamants et comme les mitaines de dentelle recouvrant à demi ses mains. D’autres diamants encore à ses oreilles, à son cou, à ses poignets, à ses doigts pâles mais toute cette splendeur évoquant irrésistiblement une reine s’effaçait quand on contemplait le visage couronné d’une masse de cheveux gris cachant le haut front : le nez en était cassé et une cicatrice verticale tirait cruellement la bouche vers la tempe gauche, ce qui lui causait une certaine difficulté à mâcher. Quant aux yeux dont elle tenait baissées les lourdes paupières, il était
Weitere Kostenlose Bücher