La cote 512
petit, costaud, râblé, le regard fuyant sous la visière d’une casquette délavée. Célestin lui posa la fourche sur la gorge, l’autre essayait de la repousser de la main, mais le jeune homme tenait bon.
— Pourquoi vouliez-vous m’assommer ?
— Je vous avais pris pour un rôdeur. On a eu trop d’histoires, par ici.
— Pour un rôdeur ? Avec ces vêtements que vous devez reconnaître, non ?
L’homme resta silencieux.
— C’est quoi, ce vélo ?
— C’est à moi.
— À vous ?
Célestin relâcha sa prise et le paysan se releva péniblement. Il était de toute évidence trop petit pour la taille du vélo.
— Vous en faites souvent ?
— Des fois.
Célestin jeta encore un coup d’œil au vélo puis laissa retomber la bâche.
— C’est une belle machine. Vous l’avez depuis longtemps ?
— Un an ou deux.
— Un an ou deux ans ?
— Un an et demi.
— Vous faites des courses ?
— Oh non, j’ai pas le temps pour ça.
Le fermier se tut. Il observait Célestin en plissant les yeux. Le jeune homme comprit qu’il n’obtiendrait rien de plus, même en insistant. Il lui rendit la fourche.
— Je suis un invité de madame de Mérange.
— Excusez-moi, si j’avais su…
Le ton de l’homme était forcé, il n’avait pas
l’habitude de mentir. Célestin le salua d’un signe de tête et s’éloigna. Mais dès que la ferme eut disparu derrière le rideau d’arbres qui bordait le chemin, il revint discrètement se poster à l’abri d’un bosquet. D’où il était, il voyait très distinctement la ferme et l’appentis attenant. Au bout de quelques instants, il vit le fermier revenir, sortir le vélo de sous la bâche et le pousser jusqu’à l’orée de la forêt qui s’étendait derrière le bâtiment. Louise s’engagea à son tour dans le bois, empruntant un sentier à peine tracé légèrement en surplomb du chemin où s’avançait le paysan. Celui-ci, après avoir jeté quelques regards en arrière et s’être assuré qu’il n’était pas suivi, marchait désormais d’un bon pas. À la première croisée, il prit à droite puis sur la gauche, une sente herbeuse qui menait à une petite cabane rudimentaire munie d’une minuscule fenêtre et dont le toit laissait passer un tuyau de poêle. Après un dernier coup d’œil alentour, le fermier ouvrit la porte d’un coup sec et balança le vélo à l’intérieur. En se retournant, il se trouva face à Célestin. Il voulut le bousculer, mais le jeune homme esquiva, lui attrapa le bras et le lui tordit dans le dos.
— Alors, il est à qui, ce vélo ?
L’homme, effrayé, n’essaya même pas de résister.
— C’est celui de Kerivin.
— Kerivin ?
— Oui, Noël Kerivin, le garde-chasse des Mérange.
Célestin relâcha sa prise.
— Qu’est-ce qu’il fait là ?
— Il me l’a confié en partant à la guerre.
— Il est parti quand ?
— Il s’est engagé un peu après monsieur Paul.
— Le garde-chasse ? Il s’est engagé dans l’année ?
— Sans doute qu’il aurait reçu sa mobilisation un jour ou l’autre, lui aussi. Mais il arrivait de Bretagne, on n’a jamais su exactement pourquoi il en était parti. Il maraudait dans le coin, avec son vélo comme seule fortune, et un jour, monsieur Paul en a eu marre de le voir traîner de droite et de gauche, il lui a proposé de travailler pour lui. L’autre, qui vivait comme il pouvait, a pas dit non, il avait même sa petite cabane dans la forêt. Moi, il m’a confié sa machine, il avait peur qu’elle s’abîme dans les bois.
— Et pourquoi tu t’en débarrasses ?
D’instinct, Louise avait retrouvé ce tutoiement
qu’il employait toujours avec les malfrats.
— Parce que je suis pas censé le garder, et que ça devient trop compliqué, cette affaire.
— Tu sais qui je suis, alors ?
— Vous êtes un flic, vous étiez avec monsieur Paul. C’est Bernadette qui me l’a raconté quand elle est venue chercher ses œufs.
— Et pourquoi tu n’es pas censé garder le vélo ?
— Parce que Kerivin doit pas revenir ici, ordre de monsieur Jean, il a eu trop d’histoires avec lui.
— Quelles histoires ?
— D’abord, il devenait brutal quand il avait bu, et il buvait souvent. Et puis il a failli avoir de gros problèmes quand la petite Jambrot a disparu.
— Qu’est-ce qui lui est arrivé, à cette petite ?
— Une petite de dix ans, on l’a retrouvée étranglée et violée au
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