La cote 512
brûlant, il n’avait vu personne : ni Claire, ni Jean de Mérange n’avaient cru bon de le saluer. Jusqu’au bout, il se serait senti un intrus dans cette imposante demeure peuplée de gens riches qui l’avaient accueilli du bout des lèvres et qu’il avait dérangés. Il avait été celui par qui le scandale arrive. Avant de monter à l’arrière de la voiture, il se retourna et vit l’une des fenêtres s’éclairer au premier étage. Une silhouette de femme se découpa fugitivement sur la vitre, le jeune homme eut tout juste le temps de reconnaître Claire. L’ombre disparut aussitôt. Célestin referma la portière, la voiture démarra, ils furent bientôt en pleine campagne. Il dormit jusqu’au Mans. Le voyage de retour lui sembla très rapide. Il ne s’attarda pas à Paris, sa permission se terminait le soir même, il avait tout juste le temps de rentrer. Le métro aérien le conduisit à la place d’Italie. En passant au-dessus du boulevard Blanqui, il eut une pensée pour sa sœur Gabrielle et pour la jeune Éliane. Ces deux-là devaient s’entendre à merveille. Mais que dirait Jules en rentrant et en découvrant une seconde femme à la maison ? Il serait toujours temps de s’en occuper à la fin de la guerre. Le pauvre Jules était-il seulement encore en vie ? Célestin se remémora leur dernier dîner, le jour de la mobilisation. Dans les illusions du départ, qui aurait pu prévoir la brutalité des combats, la violence des bombardements ? Cette guerre ne ressemblait à aucune autre, il restait seulement à espérer que ce serait la dernière et que l’enfant d’Éliane vivrait pour la paix. La ligne de métropolitain numéro cinq avait été récemment prolongée jusqu’aux gares. Célestin descendit à la gare de l’Est. De nouveaux appelés s’entassaient dans les trains, mais il n’y avait plus de fleurs aux fusils, seulement des visages graves et conscients que la bataille de la Marne avait sauvé in extremis le pays de la catastrophe, et qu’il fallait maintenant reconquérir le terrain perdu. Le jeune policier se tint à l’écart de ce nouveau contingent, il n’avait pas envie de parler. Il avait également besoin de réfléchir à la meilleure façon de mettre la main sur Kerivin. Car, pour Célestin, il n’y avait plus aucun doute : c’était bien l’ancien champion cycliste qui avait tué Paul de Mérange et lui avait ensuite tiré dessus, lorsqu’il avait commencé son enquête. Mais il y avait quelqu’un derrière cet assassin. Claire ? Jean ? Hortense ? Une maîtresse jalouse ? Ou quelqu’un d’autre pour qui le retour de Paul à la Teisserie était insupportable ? Et si tout cela n’avait été qu’une histoire d’argent ? Après tout, la briqueterie tournait à plein régime et représentait une jolie fortune. Paul disparaissant, Claire, malgré sa force de caractère, devenait une proie facile dans un monde bouleversé par la guerre. Peut-être aurait-il dû la mettre en garde avec plus d’insistance ? Il y avait aussi la possibilité que Kerivin, d’une façon ou d’une autre, se sentît menacé par Paul de Mérange. Peut-être à cause de la petite fille étranglée ? À l’arrêt à Chartres, Célestin acheta à un vendeur ambulant un morceau de pain et un bout de fromage. Un soldat éméché vint s’affaler à côté de lui et lui proposa de partager son litron de vin rouge.
— Alors, toi aussi, ils t’ont appelé ?
Célestin préféra mentir et acquiesça. L’autre,
repérant le numéro de son régiment cousu à son col de veste, lui demanda où se trouvait le 134 e .
— Du côté de Soissons.
— Je suis jamais allé par là, et toi ?
— Non plus.
Le soldat s’enfila une bonne rasade de rouge et regarda le ciel gris à travers la buée de la vitre.
— Il va pas faire chaud, là-haut. Tu fais quoi, toi, dans le civil ?
— Je suis flic.
Célestin avait lancé sa phrase avec une pointe d’agressivité. Son interlocuteur vacilla, se rattrapa à sa bouteille et finit par conclure :
— Il en faut, c’est comme tout. Bon, à la revoyure.
Il préféra changer de compartiment. Ce fut le seul incident du parcours.
L’hiver avait engourdi les hommes. Les généraux, inquiets de voir la guerre s’enliser, lançaient continuellement des offensives meurtrières vouées à l’échec, sans parvenir à bouger la ligne de front. Les bataillons, soudés par les massacres de septembre, avaient fait naître des
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