La cote 512
claquant la porte. Elle semblait d’autant plus furieuse qu’elle n’arrivait pas à tourner sa colère contre quelqu’un en particulier : son mari la trompait, mais il était mort, et Célestin ne faisait que son boulot de flic, même si personne ne le lui avait demandé. Le jeune homme ôta machinalement ses habits et se recoucha, mécontent, insatisfait. Il ne dormit pas beaucoup cette nuit-là.
Le lendemain matin, Célestin Louise ne trouva personne dans la maison lorsqu’il descendit prendre son petit déjeuner. Il s’était réveillé tard, épuisé par le voyage, le changement d’atmosphère, la nourriture trop riche. Bernadette lui servit un café bouillant, il n’en avait pas bu d’aussi chaud depuis des mois. Il se rassasia de tartines de pain beurré, de confitures de prunes et de gelée de coings et demanda à la domestique où se trouvait madame de Mérange. Elle était déjà partie à la briqueterie, en compagnie de Jean. Lui avait-elle parlé du meurtre ? Et dans ce cas, comment avait-il réagi ? Cet homme infirme, cynique et pourtant sincèrement attentif à Claire, l’intriguait. Célestin n’avait rien à faire dans la grande maison où vaquait le couple de domestiques. Il s’étira, quitta la table et allait sortir lorsqu’une mélodie se fit entendre au piano. C’était un air assez doux dans lequel la main gauche répétait un dessin régulier tandis que la droite plaquait une suite d’accords assez tristes, mais très mélodieux. Pour Célestin, qui n’y connaissait rien, c’était ce qu’il appelait de la « grande » musique, celle qu’on apprend dans les conservatoires et qu’on joue dans les concerts classiques. Il passa la tête dans le salon et vit Hortense, de dos, qui s’appliquait à déchiffrer une partition. Elle avait défait ses cheveux qui pendaient librement sur ses épaules, jetant autour d’elle un halo de reflets roux. Elle semblait suffisamment intime avec Claire de Mérange pour s’être fait une opinion sur son mariage avec Paul. Célestin se promit de l’interroger avant son départ. Il quitta la maison tandis qu’Hortense, après une fin de morceau jouée avec retenue, laissait résonner le dernier accord. Dehors, l’air était vif et léger. Les nuages gris de la veille avaient cédé la place à un grand ciel tout bleu. Un soleil d’hiver, encore bas sur l’horizon, jetait une belle lumière dorée sur la campagne alentour. Célestin quitta le parc et reprit le chemin par lequel ils étaient arrivés la veille. Il s’enfonçait et disparaissait à moitié sous une voûte d’arbres que l’automne finissant avait dépouillés de leurs feuilles. De grandes flaques d’eau coupaient la route et Louise, embarrassé dans ses élégantes bottines qu’il ne voulait pas salir, se mit à marcher sur l’herbe, le long du talus.
Après quelques centaines de mètres, on ressortait à découvert. Le jeune homme ne put s’empêcher de repérer les replis de terrain derrière lesquels se protéger d’un tir de mitrailleuse, les emplacements possibles d’une batterie de canons, la meilleure disposition pour une tranchée… Il secoua ces idées absurdes et goûta le silence auquel il n’était plus habitué. Un vague bruit de machines et la fumée qui s’échappait d’une haute cheminée le guidèrent jusqu’à la briqueterie, installée au fond d’une sorte d’ancienne carrière et sur laquelle le visiteur avait une vue plongeante. Composée de quatre bâtiments dont les deux plus grands servaient d’entrepôts, le plus haut abritant les fours et le dernier, plus petit, les bureaux, elle semblait tourner à plein régime. Des hommes et des femmes poussaient des chariots remplis de briques rouges qu’ils entassaient ensuite à l’arrière de camions, d’autres apportaient de longues bûches de bois pour alimenter les fours. Un petit groupe, exténué, transpirant, faisait une pause à l’une des portes en fumant une cigarette. Jean de Mérange traversa la cour pour se diriger vers l’un des entrepôts. Claire sortit précipitamment du bureau, un classeur à la main, et le rattrapa. Ils échangèrent quelques mots, elle ouvrit le classeur, le lui montra, il pointa une page, donna des explications et reprit sa marche. Claire referma le classeur et observa un instant l’infirme qui s’éloignait. Finalement, elle tourna les talons et regagna les bureaux. Célestin décida d’aller faire un tour dans l’usine : il pourrait toujours
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