La cote 512
d’on ne savait où entraînaient mètre par mètre, sous les coups d’aiguillon, la péniche hors du sas. Autour d’eux, les hommes hurlaient.
— Tu ne te trompes pas, La Guimauve, je cherche un type que je soupçonne d’avoir assassiné le lieutenant Paul de Mérange, et d’avoir tenté de me tuer. Je fais plus que le soupçonner, d’ailleurs, je sais que c’est lui. Il s’appelle Noël Kerivin, il est cycliste à l’état-major. Tu l’as peut-être déjà croisé.
— Peut-être… Des cyclistes, il en passe par mal, dans tous les sens, ordre et contrordre, marche et contre-marche…
— Je sais que c’est pas facile, mais si tu arrives à le localiser, essaie de me prévenir. Je suis toujours à la 22 e compagnie, troisième section.
— Comme vous dites, c’est pas facile.
Il renifla, sortit d’une de ses poches une longue pipe déjà bourrée de tabac gris, l’alluma et tira dessus, dégageant un large nuage de fumée dans l’air glacé.
— Kerivin… C’est un Breton ?
— Parfaitement, un Breton déménagé dans la Sarthe.
— J’aime pas les Bretons, c’est des sournois. C’est eux qui défendaient l’Hôtel de Ville, pendant la Commune, ils étaient postés à toutes les fenêtres et faisaient rouler un feu d’enfer. C’est comme ça qu’ils ont tué mon grand-père, le père de ma mère.
Célestin, surpris par la confidence inattendue d’Octave, garda le silence. Ils marchèrent ainsi jusqu’à l’écluse suivante. Là, le jeune homme quitta La Guimauve pour retraverser le canal et retourner sur Saint-Mard.
Les rumeurs d’offensive allaient s’amplifïant, colportées et déformées par les cuisiniers, les fourriers, les territoriaux. Ceux qui avaient connu la débâcle d’août et les combats acharnés de la Marne n’étaient pas pressés de repartir à l’assaut des lignes allemandes. Le Grand État-Major avait beau réfuter cette guerre de position qui allait à l’encontre des belles stratégie apprises à l’école d’officiers, les poilus savaient bien que les attaques ponctuelles décidées au jour le jour étaient surtout destinées à entretenir leur « esprit guerrier ». Les pertes subies étaient en tout cas sans commune mesure avec les massacres engendrés par une opération massive destinée, dans l’esprit de Joffre, à un hypothétique enfoncement du front adverse. De nouveau en première ligne, la section de Célestin discutait âprement de la possibilité de repartir au casse-pipe. Le courage des hommes n’avait pas faibli, ils étaient seulement moins dupes des promesses qu’on leur avait faites d’une guerre courte et d’une victoire facile. La lâcheté de certains officiers leur avait également ôté leurs illusions sur la compétence de leur commandement.
— Il ne se passera rien avant Noël, affirma Fontaine, qui pensait à ses gosses.
— Je vois pas ce que Noël vient faire là-dedans, bec de puce ! rétorqua Flachon. Et puis, si c’est pas de notre côté que ça vient, on peut faire confiance à ceux d’en face pour se rappeler à notre bon souvenir.
Pourtant, depuis quelques jours, les Allemands ne se manifestaient même plus par leur bombardement quotidien. C’était tout juste si, la nuit, ils balançaient encore des fusées éclairantes pour prévenir les coups de main et les patrouilles trop curieuses. Il était exactement dix heures, ce matin-là, lorsqu’une nouvelle salve leur tomba dessus, depuis l’arrière des lignes allemandes. Peuch, qui savait reconnaître le calibre des obus rien qu’à la façon dont ils sifflaient en retombant, resta muet en échangeant avec les autres un regard inquiet. L’engin explosa juste en avant de la tranchée, une explosion sèche qui n’avait rien à voir avec celle des obus. Immédiatement, un nuage jaunâtre commença à s’élever et, poussé par une petite bise de nord est, à s’approcher des Français. Il y eut un vent de panique le long du parapet.
— Les gaz ! Alerte aux gaz ! Distribuez les masques !
La section avait reçu, la semaine précédente, une caisse de masques à gaz dont l’aspect les avait tous impressionnés. Doussac les avait fait essayer et Flachon, comme à son habitude, avait tourné l’exercice en dérision. Ces espèces de cagoules, affublées de deux hublots pour les yeux et d’une sorte de pomme d’arrosoir à l’endroit de la bouche, leur donnaient l’air de gros insectes maladroits. Ils avaient rigolé pour
Weitere Kostenlose Bücher