La cote 512
d’une dizaine d’hommes aux mines peu engageantes sous les ordres d’un commandant, un grand type maigre aux pommettes saillantes. Doussac, prévenu de leur arrivée, les accompagnait. C’était une section d’élite, un groupe de choc qu’on réservait à des coups de main, souvent audacieux, toujours dangereux, au milieu des lignes ennemies. Célestin en avait entendu parler, une troupe de têtes brûlées dont on disait qu’elle était formée de repris de justice qui avaient obtenu des remises de peine en acceptant leur incorporation dans cette compagnie à haut risque. Leur équipement, allégé et assez peu réglementaire, leur donnait une image de tueurs plus que de soldats. Ils échangèrent à peine quelques mots, se hissèrent sans un bruit par-dessus le parapet et glissèrent au milieu des barbelés, formes noires sur le gris de la neige, avant d’être engloutis par la nuit. Célestin fut frappé de leur silence et de la totale synchronisation de leurs mouvements. Ils étaient parfaitement effrayants. Une heure plus tard, ils revinrent à la tranchée, traînant avec eux un prisonnier allemand plus mort que vif. Des taches sombres de sang marquaient la veste de trois d’entre eux. Ils saluèrent à peine Célestin et disparurent. Le jeune homme fut relevé par Flachon, transi et mal réveillé, qui se réconforta d’une grande lampée de gnôle. Le lendemain matin, les Allemands tentèrent une sortie, mais le tir précis des 75 et les deux mitrailleuses que Doussac avait fait mettre en batterie brisèrent rapidement l’assaut, laissant sur la neige rougie sa jonchée de cadavres, une manne pour les corbeaux noirs que les coups de fusil n’effrayaient même plus. Il y eut encore à supporter le bombardement du soir, et ce fut la relève. La compagnie prit de nouveau ses quartiers au bourg de Saint-Mard. La demeure dans laquelle Célestin avait trouvé Éliane était en grande partie détruite, touchée par un obus qui avait provoqué un incendie. Le toit enfoncé recouvert de neige, les poutres calcinées tombées au travers des planchers, les vitres éclatées et noircies, donnaient une image de désolation plus frappante encore que le champ de bataille. Les villages saccagés, les maisons éventrées, faisaient monter la nostalgie, celle d’une paix torpillée, d’un paradis à jamais perdu. La petite équipe avait retrouvé son hangar à bois et Flachon, en traînant dans la baraque dévastée, avait complété son matériel de cuisine. Après le passage du cuisinier, Célestin, avec l’accord de Doussac, partit pour l’écluse du Quesnoy. Il retrouva sans peine le chemin de halage et se mit à suivre le canal. Ses pas se marquaient dans la neige et des lambeaux de brume s’accrochaient aux arbres nus comme des étendards délavés. Il repéra de loin les hommes au travail et les chariots sur la berge. L’écluse elle-même n’avait pas été atteinte, mais une péniche de transport de blessés, touchée par un bombardement, avait à moitié coulé au milieu du sas. Elle gîtait, immobile, à la limite du chavirage. Beaucoup de soldats, coincés dans les cales inondées, avaient péri noyés. Les vieux territoriaux s’occupaient de les repêcher, d’entasser les corps sur les remorques attelées avant de dégager l’embarcation. Célestin retrouva La Guimauve une nouvelle fois au milieu des cadavres, grand, maigre, indifférent comme la mort. Il criait sur un vieux cheval qui n’en pouvait plus, pour désembourber une des charrettes débordant de corps entassés qui ruisselaient d’une eau marronnasse souillée de limon et de sang. Dans un effort à trembler, la pauvre bête s’arc-bouta et, s’enfonçant jusqu’à mi-jambes dans la boue, tira le tombereau hors de l’ornière. Chapoutel flattait l’animal écumant, le réconfortant de sa large main, quand Célestin, empruntant la petite passerelle sur le sas, le rejoignit. La Guimauve salua d’un petit mouvement de tête.
— Salut, Chapoutel, tu n’as pas l’air tellement surpris de me revoir…
— Vous êtes un bon flic, je suis payé pour le savoir. Vous l’attraperez, celui que vous cherchez.
— Parce que tu sais que je cherche quelqu’un ?
La Guimauve se contenta de hausser les épaules et, donnant de la voix, encouragea la vieille carne à tirer son macabre chargement. Il se mit à marcher à côté de la charrette dégoulinante, Célestin vint près de lui. Près de l’écluse, deux bœufs sortis
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