La croix de perdition
Alexia de Nilanay, en dépit de la déception que lui avait causée sa mystification lorsqu'elle s'était fait passer pour une bernardine afin d'échapper aux tueurs qui venaient d'égorger son amant espagnol 4 , demeurait un des excellents souvenirs de la courte vie de l'abbesse. La vivacité de la jeune femme, sa courtoise insolence aussi avaient souvent déridé Plaisance de Champlois, et elle avait dû fournir des efforts afin de maintenir une mine réprobatrice lorsqu'elle lui en faisait le reproche. Immédiatement, une ombre tempéra son bonheur de la revoir. Pour quelle raison madame de Nilanay demandait-elle accueil ? Le comte de Mortagne avait assez marqué la… vive sympathie qu'il éprouvait à son égard. En toute logique, elle devait être une des invitées choyées du château.
– Eh bien, mais priez-la de me rejoindre, chère Adèle. J'ai grande joie à la revoir, en effet. Vous serez assez aimable, ma fille, pour commander deux gobelets d'infusion et mander un aide de cuisines afin de lancer un feu dans mon bureau. Madame de Nilanay ayant rejoint le siècle, elle est maintenant habituée à des égards et à des conforts dont j'aurais mauvaise grâce à la priver. Il fait un froid à fendre les pierres !
Il ne s'était pas écoulé un mois depuis le départ d'Alexia, et pourtant Plaisance de Champlois avait le sentiment de l'avoir longtemps perdue de vue. La ravissante jeune femme assise en face d'elle, habillée avec une sobre élégance, semblait partager cette sorte d'embarras qui s'installe entre deux personnes quand tant de choses se sont produites depuis leur dernière rencontre. De longs silences ponctuaient leurs phrases, pourtant bien anodines.
– La dernière missive envoyée par le comte m'avait tout à fait rassurée sur votre convalescence après vos terribles épreuves, lança Plaisance, incapable de trouver un sujet de conversation moins convenu.
– Convalescence facilitée par l'amitié que le comte et son entourage m'ont témoignée, précisa Alexia. Cela étant, madame ma mère, évoquer mes terribles épreuves est bien abusif quand tant d'autres sont morts. Le pauvre monsieur Malembert, pourfendu en tentant de me défendre. Son trépas cause un durable chagrin au comte. Vous-même, que l'on a failli occire devant mes yeux… ma terreur, ma coupable inertie alors que vous sembliez si pleine de vos esprits, si maîtresse de vous… Aussi mon aventure ne peut-elle être séparée de celle des autres, de nous tous.
Fixant le feu maigrelet dont la pingre chaleur parvenait à peine jusqu'à elles, Alexia de Nilanay parut réfléchir. Elle reprit :
– Une bien déroutante transformation s'est opérée en moi, ma mère, métamorphose serait plus juste. Vous y avez grandement contribué et je vous en rends grâce. Mes anciennes sœurs aussi. Les éprouvants événements des derniers mois n'ont pas été en reste.
– Une métamorphose ? interrogea l'abbesse.
– La légèreté, la futilité de mes jeunes années ne me distrait plus. Ce sentiment égoïste mais bien confortable d'être le centre de mon univers m'a abandonnée. Avec lui s'est enfuie cette sensation que je ne parvenais pas à identifier. Celle d'être seule en moi-même. Je n'ai découvert l'étendue de ma solitude passée que lorsque d'autres êtres se sont infiltrés en moi.
Plaisance de Champlois réprima un sourire. Elle avait vécu une expérience similaire en arrivant aux Clairets à six ans, en rencontrant madame de Normilly.
– C'est bien souvent l'effet que produit l'amour, celui que l'on éprouve pour autrui.
– Il est vrai, approuva Alexia, luttant contre une tristesse diffuse. Cela et une soudaine vulnérabilité.
– Serions-nous parfois forts si nous n'étions pas souvent vulnérables, ma fille ?
Un éclat de rire joyeux salua cette réflexion. Durant un instant, Plaisance retrouva en Alexia la vitalité brouillonne de Marie-Gillette d'Andremont.
– Ah ! Que ces discussions avec vous m'ont manqué, madame ! D'où vous vient cette science des cœurs ?
– Du cœur des autres, bien sûr. (Plaisance osa enfin la question qu'elle retenait depuis le début de leur conversation :) Vous portez-vous bien, ma fille ? Véritablement bien ? Votre requête, bien que me procurant un vif plaisir, m'étonne. Vous accueillir céans ? Pour quelle impérieuse raison, quand le château de Mortagne doit offrir bien davantage de confort que notre volontaire austérité ?
Une ombre
Weitere Kostenlose Bücher