La croix de perdition
inspirait l'homme de ténèbres, Henri jeta avec hargne :
– En ce cas, vous ne saurez rien ! Jamais vous ne la retrouverez. Or, je sais où elle se trouve !
Le long regard noir se fit tranchant comme une lame :
– Ne me menace pas, moine. Tu ignores ce dont je suis capable et l'étendue de mon pouvoir. J'obtiendrai ce que je cherche, à l'habitude. (La voix s'adoucit, devenant presque légère.) N'est-il pas déconcertant que vous redoutiez tant de rejoindre le Dieu que vous adorez ?
Après leur départ dans un nuage de neige soulevé par les sabots de leurs montures, Henri resta là, à sangloter, il ne savait trop sur quoi. Il se hissa à nouveau au sommet du dolmen et se laissa tomber aux côtés de son très jeune frère assassiné. Une brume tiède et légère s'élevait du sang qui s'écoulait paresseusement de sa gorge et épousait la pierre gelée. Maudit, sans doute l'était-il. Qu'en savait-il au juste ? La permanence de Dieu l'avait fui. Il L'avait appelé, supplié d'intervenir. Pour unique réponse, l'immense vide de sa tête. Ses mains ne reviendraient pas, en dépit de ses prières à Dieu, contrairement à ce que lui avait promis le seigneur Amalric.
Rentrer. Il n'avait plus d'autre possibilité. Rentrer, supporter la déchéance et son travail de sape, jour après jour. Il prétendrait qu'il ignorait où était passé frère Gilbert. Un mensonge, un autre. Sa vie n'avait été qu'un confortable mensonge qu'il s'était ressassé jusqu'à se convaincre de sa véracité. Il n'était pas bienveillant, ne l'avait jamais été. Il n'aimait pas ses frères. Il avait confondu toutes ces années l'indifférence courtoise qu'ils lui inspiraient avec de l'attachement. Au fond, la mort de Gilbert lui importait peu et il s'en accommoderait. Seule une chose comptait. Il avait été floué. La vieillerie l'avait escroqué de l'unique importance de sa vie : les lettres, les encres et les couleurs. Il ne devait de pardon à personne. C'était lui la victime. Quant à ce petit sot de Gilbert, il aurait été navré 21 dans l'année par le père ou le mari d'une donzelle 22 qu'il aurait troussée ! Sa mort n'avait donc été qu'anticipée.
Henri eut un dernier regard pour le cadavre du jeune moine. Après tout, il ne s'agissait pas vraiment du meurtre d'un serviteur de Dieu puisque Gilbert n'avait jamais souhaité cette vie de monastère. De surcroît, lui l'avait juste blessé. C'était l'autre, l'homme noir, qui l'avait occis.
Rasséréné par l'absolution qu'il s'accordait, Henri reprit la route en direction de Dame-Marie. Une pensée, d'abord vague puis plus précise, s'insinua dans son esprit au fur et à mesure de sa pénible marche. Il retrouverait sa main, il le fallait ! Coûte que coûte. Il ne resterait pas le vieillard démuni, inutile, invisible qu'il était devenu, qu'il n'avait jamais voulu être.
Peu après, à moins d'une lieue de là, alors que le jour laiteux cédait peu à peu place au soir insistant, Arnaud Amalric fit halte. D'un bond, il mit pied à terre et s'approcha de la jument montée par Jeanne de Signulles.
– Ma mie tant aimée. Je vous dois quitter pour quelques heures. Mes deux gardiens vous ramèneront saine et sauve et je vous rejoindrai sous peu.
Jeanne le détailla de son magnifique regard bleu-violet, vide, et inclina la tête en souriant. Il ne lui vint pas un instant à l'esprit de demander à son bel amant où il comptait se rendre ni pour quel objet. La joie venait de chasser le froid de cette presque fin de jour. Elle allait rejoindre sa fille Aude, baiser son front que la fièvre avait afin quitté.
Arnaud Amalric démonta et enroula les rênes de son cheval à une branche basse. Il jeta un regard alentour. Mortifère. L'endroit était un avant-goût de l'enfer. Le Gibet. De pathétiques carcasses de loups, plus ou moins décomposées, leurs chairs picorées, rouges, tranchant sur le blanc du paysage, leur fourrure battant contre leurs os nettoyés par les freux 23 , se balançaient aux fourches patibulaires. La mort flottait partout en ce lieu, rasant l'herbe desséchée par l'hiver, imprégnant chaque tronc d'arbre. Et quoi ? Que croyaient-elles, ces sottes de moniales ? Toutes les créatures de leur Dieu mangeaient, d'une façon ou d'une autre. Les loups attaquaient les moutons égarés. Ils étaient pendus, après jugement. Les pauvres volaient une miche de pain. On leur coupait une main, après jugement. Les riches s'empiffraient sur le dos
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