La croix de perdition
qui intéresse les gens au premier plan. Une fois rassérénés sur leur fortune, elle leur fourguait l'habituel : « Je vois une femme » ou « Je vois un homme » ; « Une belle santé, également » ; « Des ennemis, bien sûr. Lorsque l'on a tout pour faire envie, eh bien, ma foi, on fâche les envieux ! ». Qu'ils aimaient tous ces ennemis inventés qui leur prouvaient, plus sûrement qu'un contrat de notaire, que le monde allait s'incliner devant eux, sous peu.
– Tu es là, mon valeureux, je te sens ! s'exclama une voix joyeuse.
– Je te dérange ?
– Toi ? Ah, il est bien fol, mon doux Urdin. Comment as-tu fait pour venir jusqu'à moi ? Vois-tu, je savais que tu trouverais un moyen. Approche. Tu m'as tant manqué.
Elle balaya les lames de la main. Il ne s'interrogea d'abord pas sur son geste tant l'émotion l'étreignait. Il ôta sa tunique, la laissant choir au sol. Il faisait clément dans cette pièce dépourvue de lumière, creusée dans les entrailles de la terre. Il adressa un muet remerciement à Éloi et à sa sœur. Tout était beau ici. Il n'avait jamais vu tant de beauté, de toute sa vie. La beauté rend heureux et humble. Surtout, elle rend bienveillant. De hauts candélabres diffusaient une lumière atténuée, une de celles que tolérait Claire. Des dorsaux 9 , certes un peu élimés mais de belle facture, égayaient les murs de pierre. Un grand tapis, que Sidonie avait rafistolé, couvrait le sol de terre battue. La couche de sa jolie mie disparaissait sous une profusion de coutes, de courtepointes et de fourrures. Un intimidant mais émouvant crucifix en argent avait été accroché au-dessus. Éloi avait récupéré tout ce qu'il pouvait chaparder pour confectionner le nid douillet d'une princesse blessée, bafouée, violée. De cela, Urdin lui serait à jamais reconnaissant.
Il tendit la main vers son visage. Le vit-elle, le sentit-elle ? Il l'ignorait. Elle la saisit et y posa son front en murmurant :
– Je vais bien. Je suis heureuse, tu sais ? Grâce à toi, à vous tous. (Elle rit de ce son de gorge qu'il adorait parce qu'il l'avait si peu entendu.) Ne suis-je pas moi-même un peu folle, mon doux Urdin ? Je m'inquiète. Nous sommes si tranquilles ici, si préservés. Pourrons-nous y rester toujours ?
Dans la médiocre lumière dispensée par les chandelles volées par le nain, il remarqua que les irritations de sa peau avaient disparu. Il lui sembla même que l'opacité de ses cornées perdait en épaisseur. Intimidé, comme à l'habitude, il s'assit sur le lit, à côté d'elle. Elle enfouit son visage contre le torse recouvert d'un long pelage en soupirant de réconfort. Là. La perfection était là, en ce moment précis. Pourquoi eut-il la désastreuse idée de demander à cet instant, alors qu'ils auraient pu s'endormir, lové l'un contre l'autre :
– T'as ramassé toutes tes cartes dès qu'tu m'as entendu. Elles étaient mauvaises ?
– Ne te préoccupe pas de ces choses, gentil Urdin. Tu sais, le tarot est si versatile.
– Mais tu l'domptes bien, non ?
– Un peu. Parle-moi plutôt du dehors, tenta-t-elle de dévier la conversation. Quel temps fait-il ? La neige a-t-elle fondu ?
– Elles étaient mauvaises, hein ? Dis-moi la vérité, Claire.
Elle s'écarta de lui et se redressa dans le lit. Cette séparation sembla aussi cruelle qu'une blessure à l'homme-loup.
– L'arcane sans nom, murmura-t-elle.
– La mort, c'est ça ?
Un silence puis :
– La mort n'est pas la mort. Enfin pas toujours. Du moins pas dans le tarot.
– C'est quoi ?
– Le treizième 10 arcane majeur. C'est en effet le deuil, la désillusion, le pessimisme, mais c'est aussi le détachement, le changement, l'initiation, la transformation profonde, l'accès à une existence supérieure. Au fond, la mort, c'est le progrès de la vie.
– L'changement, l'initiation ? Ouais, c'est ça, lâcha Urdin.
– Que veux-tu dire, gentil ami ?
– Rien ma douce. J'dois partir. J'reviendrai vite.
– Tu promets ?
– J'promets, sur mon âme. Oublie pas, rien n'nous séparera jamais, pas même ton arcane sans nom.
– Je n'oublie pas.
Adèle Grosparmi, livide jusqu'aux lèvres après les révélations tronquées de l'abbesse au sujet de la mort de Rolande, annonça l'arrivée de sa sœur de sang : Marguerite Bonnel. Plaisance quitta sa chaire et s'avança à sa rencontre.
Joviale à son habitude, intriguée par la convocation tardive de sa
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