La croix de perdition

mais un regard dissuasif du médecin le découragea.
    Maîtrisant à grand-peine sa nervosité, Arnoldus ouvrit l'ouvrage et entreprit de le feuilleter, parcourant les lignes rapidement, cherchant un indice. La fureur le disputa en lui à la frustration lorsqu'il découvrit que deux pages avaient été découpées avec soin au tiers du volume. Il inspira avec lenteur, s'efforçant au calme, ordonnant à ses mains de cesser de trembler. Gardant le silence, il entreprit de lire le texte latin du bas du feuillet précédent jusqu'au haut de celui qui suivait le retrait. Les vers s'enchaînaient sans incohérence. Un soupçon s'insinua dans l'esprit de Villanova : était-ce lors de la copie initiale que quelqu'un avait rajouté deux pages qui n'avaient rien à voir avec le texte initial ? Le texte d'origine datait duXIIe siècle. Une copie avait fort bien pu en être réalisée après le sac de Béziers, après que la croix eut été subtilisée à Arnaud Amalric, abbé de Cîteaux. Quelqu'un avait-il souhaité que passent à la postérité les indications permettant de retrouver la croix de perdition ? Était-ce l'explication de ces deux pages, celles découvertes par frère Henri, qui en avait compris l'immense intérêt et tout ce qu'il pourrait en tirer en les vendant au plus offrant. L'ennemi.
    S'efforçant de parler d'une voix sans aspérité, monsieur de Villanova expliqua :
    – Il manque deux feuillets qui, semble-t-il, n'ôtent rien à l'harmonie du texte, quoi que celui-ci fasse appel à de fréquentes répétitions afin de délivrer sa sagesse. Sauriez-vous ce qu'ils sont devenus ?
    – Comment ! s'écria le frère surveillant, outré par un tel sacrilège. Non pas, je l'ignore ! Juste ciel ! Qui a pu commettre une telle vilenie ? Déchirer les pages d'un texte sublime. C'est à suffoquer, c'est au-delà de l'entendement ! éructa le moine. C'est un crime, vous dis-je !
    Tournant sur lui-même d'indignation, battant des bras, il menaça de l'index :
    – Le coupable sera châtié. J'en fais serment. Je vais de ce pas alerter notre bon père ! Je n'ai jamais vu une telle ignominie de ma longue vie !
    Il est déjà châtié, d'horrible façon, songea le médecin en restant coi.
    – Je vous accompagne. C'est une abomination, nul autre terme ne peut convenir, s'insurgea à son tour frère Anselme en se levant.
    – Non pas, frère Anselme, ordonna le savant d'un ton d'autorité. J'ai encore besoin de votre concours. Il nous faut retrouver ces feuillets au plus rapide.
    Arnoldus de Villanova luttait depuis un moment contre la montée de la panique. L'autre, l'ennemi, avait extorqué sous la torture à Henri la cachette des pages découpées. Nul doute que le vieux moine poltron avait avoué en espérant être épargné. Alors que le savant avait cru jouir d'un avantage de temps, la situation venait de s'inverser. L'ennemi savait où chercher. Lui pas.
    1 Les colles de poisson ou de blanc d'œuf sont utilisées comme liant pour permettre aux encres de mieux adhérer.
    2 Liant pour encre.
    3 Utilisé afin de conserver les colles à base de poisson ou de blanc d'œuf.

Abbaye de femmes des Clairets,Perche, février 1308, ce même jour
    Le jour déclinait déjà. Hermione de Gonvray avait allumé toutes les esconces de l'herbarium, lancé un feu dans l'âtre, justifiant cet excès de confort d'un :
    – Je gage que nous allons demeurer assises longtemps. Il serait regrettable que nous attrapions quelque maladie de poitrine qui retarderait notre enquête.
    – Oh ma chère, même s'il s'agissait pour vous de nous offrir un peu d'aise, je ne m'en formaliserais pas. Quelle utilité y aurait-il à ce que nos membres deviennent gourds, que nos esprits ralentissent sous ce froid mordant ? Nous avons besoin de toute notre agilité intellectuelle. Dans le même ordre d'idées, je ne refuserai pas une de ces savoureuses infusions dont vous avez le secret, déclara madame de Baskerville.
    Elle arrangeait depuis un moment quatre esconces afin qu'elles illuminent au mieux leur travail, les disposant en demi-cercle, puis en carré, les poussant sur la table de pesée, les reculant, les rapprochant.
    – J'ai déjà mis de l'eau à bouillir. Attendons que madame de Nilanay nous rejoigne avant de faire infuser de la menthe, de la verveine et du thym.
    – Que pensez-vous au juste d'elle ? En confidence.
    – Je la sais fine et fiable. Je la crois également intuitive.
    – N'est-elle pas une de ces