La croix de perdition
que l'aigreur gagnait. Il serait bon d'en avoir terminé avant la nuit, mon frère.
– Si fait, si fait… Bonne ouvrage requiert temps et patience, se défendit l'autre.
– Le premier nous fait cruellement défaut, quand à la seconde, elle atteint son extrême limite dans mon cas.
Arnoldus s'admonesta. Inutile de s'en prendre à ce jeune moine qui avait passé sa vie à Dame-Marie, le nez enfoui dans les textes, dont les seuls désespoirs avaient été une mite de papier aplatie entre deux pages, une crotte de souris témoignant de la voracité des rongeurs attirés par le cuir des reliures, une piqûre verdâtre de moisissure. Que pouvait connaître ce presque adolescent du temps qui file, que l'on a beau tenter de retenir de toutes ses forces mais qui s'évade quand même ? Il faut en avoir vu tant s'écouler avant d'en prendre conscience, avant de ressentir la morsure de l'urgence. Il faut avoir erré de retards en ajournements. Il faut se rendre compte, un jour, que le temps vous est compté, avec parcimonie. Arnoldus de Villanova en était à ce moment de la vie où l'on constate que le temps rétrécit à vue d'œil. Au fond, peu importait si Dieu lui offrait la même réserve de jours, de semaines que celles qu'Il concéderait à l'ennemi. Après, le temps pourrait s'arrêter brutalement. Le savant n'en n'aurait cure.
Perché, la tête inclinée afin de ne pas se heurter au plafond, frère Anselme commentait d'un ton acide :
– Messire médecin, nous avons passé en revue chaque ouvrage de la bibliothèque, à deux reprises. Auparavant, nous avions scrupuleusement vérifié ceux qui sont prêtés à notre frère apothicaire et qu'il conserve en l'herbarium afin d'épargner aux manuscrits de continuelles allées et venues. Une conclusion s'impose donc : l'ouvrage que nous cherchons ne se trouve dans aucun de ces deux endroits. Il ne peut donc avoir atterri qu'au scriptorium, sans doute pour réparation ou copie, et cela bien qu'il soit ahurissant que son titre n'ait pas été assorti de la lettre « S » dans le catalogue. Répétez, cent fois, mille fois la même chose, il y en aura toujours qui s'en moqueront et en feront à leur tête ! souffla d'exaspération le jeune homme.
Frère Vivien Servan, le surveillant du scriptorium, les reçut avec une déroutante alacrité. Monsieur de Villanova en perça vite la raison : qu'un ouvrage dont il avait la charge puisse motiver tant d'animation, conduire jusqu'à lui un personnage prestigieux, conseiller du pape, requérant son aide, le réjouissait. Monsieur de Villanova et frère Anselme s'installèrent chacun sur le banc d'un scriptionale.
Pendant que le jeune moine expliquait le motif de leur visite, le médecin examina l'improbable dessin créé par les taches d'encre qui avaient imprégné le bois. Le minium de l'encre rouge se mêlait au bleu du lapis-lazuli, au vert de la malachite, au jaune d'or brillant de la sève de chélidoine, sillonnant les veines végétales au point d'évoquer la chair d'un animal fabuleux. Une odeur de poisson 1 , de résine d'arbre 2 et de clou de girofle 3 flottait dans l'air.
Arnoldus de Villanova détailla le visage poupin et débonnaire de frère Vivien Servan, son gentil regard agrandi par les lentilles des lourdes béricles qui lui glissaient le long de l'arête du nez. Il serrait ses mains, jadis expertes à tracer les lettrines, l'une contre l'autre et tirait un bout de langue, signe de sa totale concentration alors qu'il écoutait. Un vieux petit garçon comblé dont l'unique passion après Dieu demeurait les livres, toujours les livres.
N'y tenant plus, et au risque de paraître grossier, le surveillant s'exclama, interrompant son jeune frère :
– Tout à fait. L'ouvrage en question,De contemptu mundi, de Bernardus Morlacensis se trouve céans. (S'adressant au médecin, il précisa :) Il ne s'agit pas de l'original, malheureusement, mais d'une copie très fidèle, réalisée peu après le trépas de l'auteur. Il faut vous dire que le volume – sa saine virulence jamais déplacée, ses exhortations à davantage de vertu – a connu un vif succès et qu'il en existe une bonne vingtaine d'exemplaires dans le royaume.
– Fichtre. Un gros succès, en effet, approuva Villanova, assez touché par l'amour de cet homme pour les textes qu'il dorlotait à l'instar d'enfants.
Une phrase de saint Augustin lui revint en mémoire : « Celui qui se perd dans sa passion a moins perdu que celui qui
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