La Dernière Année De Marie Dorval
grande artiste que Paris admire, que l’Europe
enrichit.
Au reste, on le saurait, bien le lendemain,
puisque le lendemain on enverrait la couronne.
Le lendemain Luguet brisa la feuille sur
laquelle étaient gravés ces mots : HOMMAGE RENDU AU
GÉNIE ! et après avoir fait habiller les deux petits enfants
tout en blanc, il leur donna la couronne et leur dit :
– Mes enfants, vous allez chez
mademoiselle Rachel, c’est une femme d’un grand talent et qui a été
excellente pour nous. Vous l’embrasserez bien et vous lui donnerez
cette couronne au nom de votre pauvre grand’mère qui est morte, au
nom de votre petit frère qui est mort, et en notre nom à nous, qui
avons le malheur d’être encore vivants, vous entendez
bien ?
– Oui, papa, répondirent les enfants.
On les mit dans une voiture et ils partirent
pour la rue Trudon.
Une demi-heure après ils étaient de
retour.
Le père et la mère les attendaient et allèrent
les recevoir à la porte.
– Eh bien, demanda le père, avez-vous
bien remercié et bien embrassé mademoiselle Rachel ?
– Non, papa, répondirent les enfants.
– Pourquoi cela ?
– Parce que nous ne l’avons pas vue.
– Comment ! vous ne l’avez pas
vue ?
– Non, on nous a fait entrer dans la
cuisine seulement, puis la femme de chambre est descendue, elle a
dit que
c’était bien
, on nous a pris notre couronne d’or,
on nous a remis en voiture et nous voilà.
Nous sommes convaincus de deux
choses :
– C’est que mademoiselle Rachel a
toujours ignoré la démarche de madame Senneville.
– C’est qu’elle n’a jamais su que
c’étaient les petits-enfants de madame Dorval qui étaient venus lui
apporter la couronne d’or de leur grand’mère.
Quant à la bible, relique précieuse d’amour
maternel et de piété religieuse, elle est restée, au lieu de la
couronne d’or, dans la main des enfants et des
petits-enfants ; seulement, avec la pointe d’un canif, Luguet
a gratté les deux mots :
À
RACHEL.
Lundi, 15 juillet 1855.
Mon cher Dumas,
Hier matin, à six heures et demie, nous sommes
partis, mon frère, ma femme et moi, et nous nous sommes rendus au
cimetière du Montparnasse pour procéder à l’exhumation de notre
pauvre Marie, et réunir ses ossements à ceux de son pauvre petit
Georges qu’elle a tant aimé, et qui est deux rois sien aujourd’hui,
par son amour et par la mort.
Nous n’avions plus que trois jours pour lui
rendre ce dernier devoir.
Excusez-moi d’être arrivé sans vous à ce grand
résultat d’avoir acheté un terrain à perpétuité.
Vous avez tant de soins à suivre, tant de
devoirs du genre de celui-ci à accomplir, que j’étais décidé à
attendre la dernière extrémité pour vous rappeler l’engagement que
vous aviez pris au lit de mort de notre pauvre Marie, d’empêcher
que son corps ne fût jeté à la fosse commune.
Puis, il faut tout vous dire : nous avons
longtemps espéré que la ville de Paris nous ferait don de ces six
pieds de terrain.
De son vivant, notre chère Marie m’avait dit
plus d’une fois, en parlant de sa mort et du lit où elle espérait
reposer pour l’éternité :
– Moi morte, vous trouverez facilement,
je l’espère, le moyen d’obtenir une concession. J’ai donné, par les
recettes que j’ai fait faire aux théâtres, plus de cent mille
francs aux pauvres ; car, si l’on compte les six ou huit
grands succès de ma vie, comme les hospices touchent onze pour cent
sur chaque recette, nous ne devons pas être loin de compte.
J’ai fondé un lit à la crèche Saint-Antoine,
sous le patronage de Georges ; c’est madame Hugo qui m’a
dirigée dans cette fondation.
J’ai été nommée dame de charité d’une ville du
midi, où j’ai également fondé un lit et donné quinze cents francs
aux pauvres.
Je ne crois pas qu’on me refuse six pieds de
terrain.
Le jour était venu de savoir si madame Dorval
s’était trompée.
Elle s’était trompée, mon ami ; les bons
cœurs sont sujets à ces sortes d’erreurs.
J’écrivis à M. Berger, maire de Paris, en
lui mettant tous ces titres sous les yeux, et il m’a été
répondu :
« Que les terrains ne s’accordaient
qu’aux personnes qui avaient rendu des services au pays.
» Signé : BERGER. »
M. Berger se retira : on me
conseilla de renouveler la tentative auprès de son successeur.
J’y répugnai ; je craignais un second
refus ; je cherchai d’autres moyens.
Sur mes
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