La dottoressa
s’est
montré d’une compréhension et d’une compassion sans égales ; il avait ça
en lui, c’était inné, un cœur de géant, sauf que parfois il le cachait et se
renfermait tellement bien dans son monde qu’il ne vous reconnaissait même pas. Simple
et digne, il le fut réellement, l’enterrement, avec le cercueil porté par des
jeunes gens, tous amis d’Andréa. Il y en avait un qui pleurait tant qu’il avait
le visage trempé comme s’il venait de sortir de la mer.
Je me vois encore assise dans ma maison, sur un divan, pendant
que tous les gens d’Anacapri, les uns après les autres, venaient m’exprimer
leur tristesse et leur deuil ; les uns après les autres, oui, et avec
quelle dignité : pas un cri, pas une larme. Deux longs jours pleins, les
gens sont venus me consoler, des gens qui avaient adoré Andréa eux aussi, et
qui allumaient des cierges et priaient alors que j’en étais incapable. Même
quarante-huit heures après le décès, le délai était trop court pour permettre à
ma fille d’être là, tellement les trains étaient bondés dès qu’on voyageait –
c’était encore l’occupation américaine – ce qui a fait qu’elle n’est
arrivée que le jour suivant ; mais on avait laissé la tombe ouverte, Cerio
y avait veillé, pour qu’elle puisse jeter des fleurs sur le cercueil, dans la
fosse. Ludovico, lui, ne pouvait pas venir à cause de son travail ; et
quant à Tutino, je ne l’avais pas prévenu – peut-être m’était-il sorti de
l’esprit ? Il est venu bien après. Des semaines après. Un matin, il est
arrivé à mon cabinet de consultation. Giulietta avait insisté pour que, passé
les deux premiers jours, une fois que tout le monde m’aurait présenté ses
condoléances, je descende à mon cabinet de consultation et je reprenne mes tournées,
et j’avais obéi. Ce qui explique que Tutino ait sonné à cette porte. Il était
triste et il m’a demandé : « Pourquoi ne m’avoir pas prévenu ? »
Je crois bien n’avoir rien répondu. C’est que je ne parlais guère, j’étais
toujours inerte comme un paquet. Ensuite il a seulement dit : « Je
possède quelques photos d’Andréa que tu n’as peut-être pas, je te les enverrai. »
Seulement, jamais il ne l’a fait. Pourtant j’aurais bien aimé. Mais qu’est-ce
qui pouvait remplacer Andréa ? Est-ce qu’il était convenable de rester en
vie, de connaître encore des joies, sans Andréa ?
J’ai continué à exercer. Et ma fille est restée. Elle est
demeurée près de moi toute une année. On n’imagine pas sa gentillesse. Elle a
aussitôt abandonné la situation quelle avait. C’était plus qu’une consolation, elle
me donnait tout. Ça n’a pas dû être de gaieté de cœur qu’elle l’a fait, mais c’était
la seule possibilité, le coup avait été trop dur pour moi. Jamais je n’aurais
pu mener de front mes visites, la cuisine et le ménage… la seule chose dont j’étais
capable, c’était de continuer à rendre service et à accourir au chevet des
malades.
Ludovico et Giulietta avaient été des enfants merveilleux. Tout
un temps, eux seuls avaient compté. Et puis, soudain, il n’y en avait plus eu
que pour Andréa. Il me donnait tout ce que j’exigeais des hommes : cette
sorte de dévotion exclusive. Et je savais que pour lui jetais tout ; c’était
là un sentiment qu’aucun homme ne m’avait encore jamais donné, la réalisation
de tout ce que j’avais cherché dans l’existence, de tout ce dont j’avais le
plus grand besoin. C’était à ce seul prix que je pouvais à mon tour mettre en
valeur le meilleur de moi-même. À toute heure du jour il n’y avait que lui qui
existait. Mes autres enfants, oui, je les adorais, mais c’était de l’amour, pas
de l’enchantement. Cet amour exclusif pour Andréa, il s’est fait jour alors que
Ludovico avait vingt-cinq ans, et Giulietta dix-neuf ans déjà. Lui n’en avait
alors que quatorze. Notre cher Père-qui-est-aux-Cieux ne m’a fait la grâce que
de six années. Mais je les ai eues, mes six années, et elles furent ma raison
de vivre ; tout le reste né rimait à rien. Tenez, voici une lettre qu’il m’envoya
de Suisse en avril 1946 ; et après ça, en août, ce fut Capri, avec la mer,
la mort.
Maman, Maman, quel bonheur, quel jour merveilleux !
Ce matin, j’ai passé mes dernières épreuves et je saurai ce
soir si je suis reçu. Je suis allé jusque chez Anita par les Langen Erlen
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