La dottoressa
trop bu, comme le reste d’entre nous. Sa
plus forte dose d’alcool et de liqueur ne dépassait jamais le contenu d’un
coquetier de poupée, et son verre de vin était d’ordinaire coupé d’eau pour
moitié.
Un été où j’étais retourné à Anacapri, j’y trouvai un
profond changement. Andréa, le petit-fils qui avait pris dans le cœur de la
Dottoressa la place de l’autre, du grand, venait de se faire électrocuter sous
ses yeux dans un magasin de chaussures de Zurich, au moment même où, à cause de
l’âge, elle avait dû renoncer à exercer son métier. Une mélancolie exigeante s’était
abattue sur elle, qu’aucun ami ne pouvait alléger longtemps. Elle vivait
retranchée de tout secours, exactement comme Anacapri venait d’être, pendant
trois jours, coupé du reste de l’île par un grand incendie sur le Monte Solaro
et par un éboulement de roches sur la route de Capri. Il n’y avait pas de
consolation dans la religion, pour elle. Elle n’allait jamais à la messe ;
Dieu, répétait-elle souvent, lui avait fait trop de mal ; Dieu était
absurde, sans rime ni raison, peut-être même méchant. Pour elle, c’était pire
que de mettre en doute Son existence. On affronte plus facilement un univers d’absence
qu’un univers régi par la cruauté.
Je lui suggérai les présents Mémoires, pensant qu’ils
serviraient peut-être, en quelque sorte, de thérapie. Mais celle-ci devait se
révéler trop dangereuse. Par suite de je ne sais quelle indiscrétion, son fils
fut en mesure d’entendre quelques-unes des bandes magnétiques. Ce n’était plus
le petit Ludovico dont elle parlait si tendrement. Il était chef de famille et
père. Il avait réussi. Il était l’une des têtes de l’industrie touristique
suisse. Surtout – et c’était le plus grave reproche qu’elle lui faisait –
il était devenu suisse jusqu’à la moelle. L’idée d’une publication suffit à le
scandaliser, et il eut pour sa mère des mots si durs que, de peur et de fureur,
elle eut sa première attaque. Sa vue se mit à baisser rapidement – et la
lecture était sa grande passion après le travail. Voilà qu’elle en était privée.
Tout de même, bien qu’elle se fût disputée avec son fils, elle l’aimait
tendrement – et brutalement, même lui, il mourut.
J’avais coutume depuis toujours de la plaisanter quand elle
se plaignait de ses douleurs et de ses maux et se lançait dans de pittoresques
descriptions – d’ordinaire aux heures de repas – des sombres
événements qui agitaient ses entrailles. Je lui disais : « Vous nous
enterrerez tous, Dottoressa. » C’était en passe de se vérifier, mais elle
n’en tirait aucun bonheur. Le vieux rire fêlé, si semblable à celui de Norman
Douglas, n’éclatait plus que rarement à l’un de ces souvenirs de jeunesse qui
avaient tant scandalisé son fils.
Pour quelqu’un comme moi, qui depuis vingt-huit ans passe
régulièrement une partie de l’année à Anacapri, c’est un fort sentiment de vide
qui règne aujourd’hui là-haut. C’est vrai, la Dottoressa Moor était une femme
impossible. Égoïste à l’égard de tous, hormis ses patients (avec eux, c’est un
brin tyrannique qu’elle était), égotiste, s’apitoyant souvent sur soi, elle
était capable de boire comme un vampire le sang de l’amitié et de vous laisser
exsangue, s’il y allait de sa propre survie – une fois, j’ai dû m’enfuir à
Ravelle, pour échapper à ses fabuleuses imprécations contre le Dieu qui l’avait
enchaînée, tel Prométhée, à son rocher de douleur. Et pourtant, on lui
pardonnait tout et, sans elle, Caprile et Anacapri semblent avoir perdu leur
centre de gravité, maintenant. Trois fois par jour, dans la longue rue, on m’arrête
pour me demander des nouvelles de la Dottoressa, quand les seules nouvelles
sont qu’elle est encore tant bien que mal en vie, sa maison vendue, elle-même
exilée au fond d’une Suisse qu’elle n’a jamais aimée. À demi aveugle, elle ne
pouvait plus vivre seule. À Capri, la dernière année de son séjour, elle était
restée quarante-huit heures dans le coma, sur son lit, avant que la femme de
ménage la découvrît, baignant dans le vomi.
Quarante années durant, les paysans étaient venus la trouver,
comme les pêcheurs, pour se faire tâter le pouls dans la rue ou se faire
prendre la tension chez elle ; et elle leur disait : « Tout va
bien. Ça pourrait aller encore mieux. Bois un peu
Weitere Kostenlose Bücher