La fée Morgane
cheminée. Assise sur une chaise, devant une grande table où se
trouvaient dispersés de nombreux livres et manuscrits, Morgane lisait. « Dame !
s’écria la jeune fille, je t’ai amené Lancelot du Lac ! Que doit-on faire
de lui ? » Un large sourire éclaira le visage de Morgane. « Par
Dieu tout-puissant, dit-elle, sois la bienvenue ! Tu m’as bien servie et
je t’en félicite. Je vais te dire ce qu’il convient de faire : d’abord, le
désarmer, et, quand ce sera l’heure du repas, faire dresser la table d’apparat
et lui présenter de la nourriture à profusion. Voici un breuvage que j’ai
préparé pour lui et que tu lui donneras à boire à la fin du repas. Il en
goûtera la douceur et le prendra de bon cœur, mais quand il aura bu à satiété, nous
pourrons agir avec lui comme bon nous semblera. » La jeune fille promit d’agir
comme Morgane l’avait commandé, puis elle revint dans la cour, accompagnée de
trois serviteurs.
« Tout est arrangé ! » dit-elle à Lancelot. L’un
des serviteurs prit son cheval pour le loger à l’écurie. Les deux autres l’emmenèrent
et le désarmèrent sous un orme, dans la cour. Puis, ils le conduisirent dans
une grande salle et lui apportèrent un vêtement d’écarlate. Ils dressèrent
ensuite les tables et y prirent place. Lancelot les imita, mais il ne posa
aucune question sur la nature du logis, ni sur le maître des lieux, car il ne
voulait pas passer pour un malappris. Quand il eut fini de se restaurer, on lui
présenta la boisson que Morgane avait fait préparer pour lui dans une coupe d’argent.
Il la trouva bonne et douce et la but avec grand plaisir, sans se douter qu’il
était dangereusement trompé. Une fois repu, il s’étonna cependant d’éprouver
une irrésistible envie de dormir, et pria la jeune fille de lui faire préparer
un lit, car il lui tardait d’être couché.
« Seigneur, répondit-elle, il est déjà prêt. Tu peux
aller te coucher quand il te plaira. » Il se leva aussitôt, mais sa démarche
n’était pas assurée. Il se sentait comme un homme qui a perdu toute sa force
physique à la suite d’un abus de boissons enivrantes. La jeune fille dut le
tenir par le bras pour le conduire dans sa chambre. Là, il se coucha et s’endormit
sur-le-champ. La jeune fille sourit, quitta la chambre après avoir refermé la
porte et s’en alla trouver Morgane. « Dame, dit-elle, Lancelot est déjà
couché et endormi. – J’en suis bien heureuse », répondit Morgane.
Elle sortit de sa chambre et prit dans une armoire une boîte
qui contenait une poudre qu’elle avait également préparée spécialement pour lui.
Elle vint alors à son chevet, et vit qu’il était plongé dans un sommeil si
profond qu’on aurait eu bien de la peine à l’en tirer. Elle remplit alors de sa
poudre un tuyau d’argent qu’elle plaça dans le nez de Lancelot, et elle souffla
le contenu dans son cerveau. Cela fait, elle dit à la jeune fille :
« Je me suis bien vengée de lui, car je pense vraiment qu’il ne retrouvera
pas ses esprits tant que la vertu de cette poudre agira dans sa tête ! »
Puis elle recueillit le reste de la poudre et le rangea soigneusement dans un
écrin. « Elle peut encore être utile, dit-elle. – À quoi donc ? demanda
la jeune fille. – Il faut prévoir l’avenir, répondit Morgane. Lorsqu’on ne
verra pas revenir Lancelot à la cour du roi et quand on sera longtemps sans
nouvelles de lui, les compagnons de la Table Ronde partiront à sa recherche, à
travers toutes les terres du royaume. De plus, il a deux cousins, de très
braves chevaliers, qui se nomment Lionel et Bohort. Pour l’affection qu’ils
portent à Lancelot, je les déteste autant que je les crains. S’ils venaient ici,
par hasard, je sais comment je les réduirais à ma merci. C’est pourquoi je
range précieusement cette poudre dans un étui pour leur en servir si besoin est. »
Elle fit ensuite transporter Lancelot dans une vaste chambre
fortifiée, qui avait bien dix toises de largeur et une vingtaine de longueur, munie
de fenêtres de fer qui s’ouvraient sur le jardin. Elle fit dresser dans cette
chambre une couche d’une grande beauté, comme si c’était le roi Arthur en
personne qui devait s’y étendre. « C’est ici, dit Morgane, que Lancelot
croupira désormais jusqu’à la fin de sa vie. » Et elle parut se réjouir
fort de cette perspective.
Elle quitta ensuite la chambre, laissant Lancelot tout
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