La fée Morgane
l’épouse du roi ! »
Bohort se mit à rire nerveusement. « J’aurai tout entendu, s’écria-t-il, et
même les pires insanités. Je te demande seulement de ne pas reprocher à
Lancelot ce que toi, tu te permets ! » Guenièvre se mit à pleurer.
« Tu as raison, Bohort, je suis injuste et je n’ai aucun droit sur
Lancelot, sinon la souffrance que j’endure à cause de mon amour. Oui, Bohort, j’ai
chassé et honni le meilleur homme du monde. J’en ai tant de douleur que je
voudrais être précipitée dans un abîme et ne plus en sortir ! Il n’est pas
d’homme sur terre, je veux que tu le saches, que je n’aime autant que lui. C’est
pourquoi j’ai tant souffert lorsque je l’ai trouvé avec la fille du roi Pellès.
J’en ai perdu la raison et tout entendement. »
Bohort s’était calmé. Il comprenait combien la reine avait
été affectée par la trahison de Lancelot, trahison qui n’en était pas une, car
il soupçonnait bien quelque enchantement à l’origine de cette affaire, un
enchantement comparable à celui qu’il avait subi lui-même lorsqu’il se trouvait
chez le roi Brangore d’Estrangore. « Je vais partir à sa recherche, dit-il,
et je ne reviendrai à la cour que lorsque j’aurai obtenu de ses nouvelles. – Oui,
Bohort, je t’en prie, pars immédiatement ! Je sais que tu es très attaché
à lui. Tu es le seul qui puisses le retrouver. Fasse le Ciel qu’il ne commette
point quelque folie ! Il est si impétueux, si malheureux sûrement que nous
pouvons craindre le pire ! – Reine, répondit Bohort, j’agirai pour le
mieux. » Prenant alors congé de Guenièvre, sans avertir personne, il
prépara ses armes, sauta à cheval et sortit de Kamaalot, ne sachant même pas
quelle direction il allait prendre.
Quand Lancelot eut été chassé par la reine, la première idée
qui lui vint à l’esprit, ce fut de se jeter dans un puits, la tête la première,
pour oublier sa souffrance indicible. Mais, en franchissant le verger, l’air
frais de la nuit le sortit tout à fait de son hébétude. Les souvenirs
affluèrent, les grandes joies qu’elle lui avait dispensées, les maux, les
tourments, les ennuis qui s’étaient ensuivis. Et quel espoir avait-il à présent ?
Il courut comme un fou à travers la campagne, sans même prendre garde au froid
qui commençait à le mordre. Parvenu à la lisière de la forêt, il s’arrêta pour
reprendre haleine et il se sentit alors désespéré. S’arrachant les cheveux, égratignant
son visage à tel point que son sang se mit à couler, il se lamenta et maudit
cette rencontre qui lui avait été si cruelle, si pernicieuse. Lui qui, jusqu’alors,
avait été l’homme le plus heureux du monde, était condamné à passer désormais
le reste de ses jours en pleurs, en larmes et en misères.
Le jour le surprit au paroxysme de son désespoir. « Ah !
Kamaalot ! s’écria-t-il, belle et bonne cité ! Tu m’as fait naître à
la vie ! Mais tu m’as mené aussi au seuil de la mort. Me voici dans une
détresse telle que j’en mourrai ! » Alors, il s’élança dans la forêt
en criant comme un dément : « Mort ! Mort ! Je t’appelle, viens
à moi, je n’en peux plus de vivre ! »
Il erra trois jours et trois nuits à travers la forêt, sans
boire et sans manger, dans les lieux les plus retirés qu’il connaissait, pour
échapper à toute recherche. Et il demeura six jours dans une telle prostration
que c’est miracle qu’il continuât à vivre. La faim le tenaillait, mais il était
incapable de se procurer toute nourriture. Il en perdit la raison au point de
ne plus maîtriser ses actes et, enfin, n’eut plus aucune notion du temps.
C’est dans cet état lamentable qu’il arriva un jour devant
un pavillon dressé dans une clairière. À la porte, on avait planté un poteau où
l’on avait accroché une lance, une épée et un bouclier. Aussitôt, Lancelot se
précipita, saisit l’épée, la sortit de son fourreau et se mit à frapper à
grands coups sur la lance qu’il trancha, sur le bouclier qu’il brisa, faisant
autant de bruit que dix hommes d’armes au combat. À ce tumulte, un chevalier sortit
du pavillon, fort bien vêtu d’une robe écarlate, qui, à le voir ainsi, à demi-nu,
tailladant l’air de coups d’épée désordonnés, comprit qu’il était en état de
démence. « Celui qui recueillerait et soignerait ce malheureux afin de le
ramener à la raison ferait une bonne action », se
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