La Fille de l’Archer
belle lurette qu’il aurait déclenché l’avalanche. Il a fallu qu’il assouplisse ses articulations ; cela a pris du temps.
Wallah comprend que Jehan parle pour dominer sa peur. Anne a fini par prendre à ses yeux la dimension d’un fantôme invulnérable. L’écuyer appréhende une confrontation dont ils ne sont pas certains de sortir vainqueurs. Elle éprouve la même angoisse. L’image du tableau la hante. Elle se dit qu’elle devrait avoir recours au pouvoir mortel que lui a octroyé La Murée. Se concentrer sur le portrait d’Anne de Bregannog et ordonner au projectile de le tuer, où qu’il se trouve. Mais cela lui coûterait un an de vie… Par ailleurs, elle n’est plus très sûre de jouir de ce pouvoir magique. Au fil des jours, le doute s’est insinué en elle. Peut-être a-t-elle bénéficié de coups de chance miraculeux ? De coïncidences… ? Ainsi, lorsque Malvers de Ponsarrat lui a ordonné de viser cette étroite meurtrière et que… Non, elle ne veut plus penser à tout cela. Elle se dit qu’elle tuera Anne de Bregannog « honnêtement », en vraie archère, sans tricher, d’un coup direct et franc. Elle sait qu’elle peut le faire, même à grande distance.
La voix de Jehan la ramène à la réalité.
— Les loups s’enfuient ! souffle-t-il. Quelqu’un approche. Ça ne peut être que lui… Il revient. Prépare-toi !
D’un coup d’épaule, Wallah rejette la toile huilée et s’empare de l’arc. Une flèche sur la corde, elle se poste face à la meurtrière et essaye d’estimer la force du vent, de calculer la dérive que subira le projectile.
Elle regarde la meute s’égailler en faisant des bonds. Elle plisse les yeux car la réverbération la blesse. Soudain, une silhouette apparaît, caparaçonnée de fourrures, le capuchon rabattu sur la tête. Elle progresse en zigzag, avec peine. La peau d’ours dont elle est enveloppée lui confère une apparence monstrueuse. Elle se livre à des gesticulations étranges, des sauts, des contorsions grotesques…
— Il nous provoque ! balbutie Jehan. Regarde, il se moque de nous !
Wallah se rappelle que Gunar, son père, lui a expliqué que les guerriers ennemis, lorsqu’ils sont face à face dans la minute qui précède l’engagement, se comportent ainsi, exhibant pénis ou fesses nues pour insulter l’adversaire.
— Il est fou ! halète Jehan, atterré. Qu’espère-t-il ?
— Il cache sûrement une cotte de mailles sous ses fourrures, souffle Wallah. Ou une cuirasse.
— Ta flèche pourra-t-elle la transpercer ?
— Avec l’arc turquois, sans doute. Mais rien n’est jamais certain. Si je le blesse, tu devras te dépêcher de l’achever avant qu’il ne se cache.
— Qu’attends-tu ? s’impatiente l’écuyer, blanc de terreur. Ne le laisse pas approcher davantage. Avec lui tout est à craindre.
Wallah ajuste sa cible, ramène son bras en arrière. Tout le secret réside dans le mouvement de l’épaule qui, effectué correctement, décuple la puissance des muscles. Elle pense qu’il aurait été plus sage d’utiliser une flèche à pointe carrée, conçue pour perforer les armures, mais elle n’en a pas. Les reflets sur la neige brouillent sa vision, elle sait qu’elle ne doit pas attendre plus longtemps. Ses doigts s’ouvrent. Le projectile part en chuintant.
Tout va se jouer très vite, mais il suffit d’une brusque rafale de vent pour que le trait manque la cible. On ne peut jamais prévoir.
— Touché ! hurle Jehan.
C’est vrai. Là-bas, Anne de Bregannog a accusé le coup. Il oscille, la flèche fichée en pleine poitrine. Le voilà qui s’abat sur le dos.
— Vas-y ! ordonne Wallah. Achève-le. Les fourrures ont pu freiner la pénétration de la pointe, il n’est peut-être que blessé.
Jehan dégaine son coutelas et saute du haut des remparts. Wallah l’imite. Au terme d’une chute de six coudées elle se reçoit dans la neige où elle enfonce à mi-ventre. Ils ont beau se démener, la couche poudreuse freine leur progression et ils mettent un temps infini pour rejoindre l’endroit où Anne est tombé. À bout de souffle, ils atteignent enfin le dément qui gît sur le dos. Jehan s’agenouille, le couteau levé. De la main gauche il écarte les fourrures… et pousse un cri :
— Gérault… c’est Gérault !
En effet, le manteau en peau d’ours enveloppe le corps de l’intendant, bâillonné, les mains liées. La flèche a manqué le cœur
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