La Fille de l’Archer
fois, et deviner nos intentions.
— C’est le propre des grands chefs de guerre.
— Sans doute… Et c’est aussi que j’ai vieilli. Plus jeune, j’aurais tenté ma chance, galopé au long de cette fichue route en m’abritant sous un bouclier. J’avais de bonnes jambes, l’œil vif. Peut-être aurais-je traqué Anne de Bregannog au lieu de rester retranché derrière les remparts. Je l’aurais affronté pied à pied dans la rocaille. Mais aujourd’hui j’ai peur, je l’avoue. Quand son carreau d’arbalète a traversé ma cuirasse, j’ai été terrifié à l’idée de mourir. Cela ne m’était jamais arrivé, même au plus fort des combats quand je guerroyais dans l’ombre d’Ornan. J’ai compris qu’il aurait le dessus parce qu’il ne craint pas la mort, moi si…
Jehan grimace car la graisse de la bougie qu’il tient toujours est en train de lui brûler les doigts. La douleur le ramène à la réalité.
— Anne va bientôt revenir, dit-il, il faut décider d’un plan, lui tendre une embuscade. Peut-être se poster sur le chemin de ronde et l’abattre d’une flèche dès qu’il sera à portée d’arc, qu’en penses-tu ?
— Tu n’as pas trouvé la flûte ?
— Non. On n’y voit rien et c’est trop grand. Elle peut être cachée n’importe où : sous une dalle, derrière la pierre d’une muraille… J’espérais qu’il l’aurait laissée en évidence, près du lutrin supportant la partition magique, mais je n’ai trouvé ni l’une ni l’autre. Il faut le tuer, il n’y a pas d’autre solution. Bézélios prétend que tu es une chasseresse hors pair, donc tout repose sur toi.
Wallah n’a rien à objecter. Elle ne se sent pas à l’aise au cœur du bâtiment, la présence des morts l’oppresse.
Ils rebroussent chemin. Une fois sur les remparts, la jeune fille pousse un soupir de soulagement. Trois loups vont et viennent sur la pente neigeuse, le poil hérissé sur l’échine, la queue basse, comme si, en dépit de leur fringale, ils n’osaient approcher.
— Quelque chose leur fait peur, constate Jehan. On dirait qu’ils craignent de s’aventurer dans les ruines.
C’est aussi l’avis de Wallah qui a choisi de s’installer dans l’échauguette. À l’intérieur de la guérite en pierre elle est à l’abri du vent et jouit d’un champ de vision tout à fait acceptable pour ajuster son tir.
Les loups, qui ont repéré leur présence, grognent et glapissent sans toutefois s’élancer dans leur direction.
— Ils respectent une sorte de frontière invisible, fait pensivement Wallah. C’est étrange, d’ordinaire ils n’adoptent cette attitude qu’en présence d’un prédateur plus dangereux qu’eux.
— Ce prédateur, c’est Anne, soupire Jehan. Je suppose qu’il a dû abattre beaucoup d’entre eux. La meute a appris à le craindre et à respecter son territoire. Elle doit considérer que nous lui appartenons.
Wallah entreprend de se réchauffer les mains. Ses doigts sont gourds, elle craint d’avoir une mauvaise prise sur l’empenne de la flèche.
— Nous serons gelés avant qu’il ne montre le bout de son nez, grogne l’ancien écuyer qui piétine dans l’espoir de vaincre l’engourdissement.
— Impossible d’allumer un feu, lâche la jeune fille. La fumée trahirait notre présence.
Jehan déplie la toile huilée déjà utilisée lors de la tempête et les enveloppe dans cet abri précaire qui a au moins le mérite de couper le vent.
— Il va revenir, marmonne-t-il. Il rebroussera chemin dès qu’il aura achevé de massacrer tes compagnons. Ne nous voyant pas parmi les morts, il comprendra que nous sommes venus le cueillir au nid, que nous avons choisi de le combattre sur son territoire, et cela l’agacera.
— Mais est-il encore capable de se battre ? s’enquiert Wallah. Il est vieux, non ?
— Oui. Sans doute est-il diminué par les blessures subies lors de la catastrophe. C’est pourquoi il n’a jamais cherché à m’affronter directement. Les flèches, les carreaux d’arbalète, il pouvait les tirer de loin. Quant aux égorgements, il attaque ses victimes par surprise, quand elles sont ivres ou qu’elles dorment. De la tuerie facile, à la portée du premier venu. Les difficultés qu’il rencontre à jouer correctement la musique maudite me font penser qu’il a perdu l’usage de plusieurs doigts, à la suite d’une fracture mal soignée. C’est cela qui nous a sauvés, sinon il y a
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