La Fille de l’Archer
décidé de nous punir à sa manière, en nous assiégeant… en nous coupant la retraite.
— Mais pourquoi Ornan ne l’avait-il pas recueilli chez lui s’il l’appréciait tant ?
— Je l’ignore. Sans doute qu’Anne n’aurait pas toléré qu’on lui fasse l’aumône d’un toit. Il préférait vivre dans les ruines de son ancienne demeure plutôt que de jouer les parents pauvres chez son neveu. La fierté des nobles prend parfois une forme si étrange qu’elle échappe au sens commun. Ornan, sous couvert de parties de chasse, allait lui rendre visite et le ravitaillait en gibier. Tout cela à notre insu.
« Quoi qu’il en soit, nous avons été bernés. Nous imaginions Ornan solitaire, sans amis, coupé du reste du monde. Il n’en était rien. Quelqu’un veillait sur lui, dans l’ombre. Son oncle. Quand Anne de Bregannog a deviné que nous avions assassiné son neveu et que nous nous préparions à nous enfuir en emportant le trésor de guerre, sa fureur n’a plus connu de bornes. C’est alors qu’il nous a véritablement assiégés… utilisant les souterrains pour s’introduire la nuit dans le château, lançant contre moi un molosse dressé à pister mon odeur. Chaque fois que nous tentions une sortie, il abattait nos chevaux d’une flèche dans le poitrail. Et cela jusqu’à ce que les écuries soient vides. J’ai été blessé à trois reprises, dont une gravement. Comme il utilise des carreaux d’arbalète, mon armure ne me protège pas.
— C’est pour cela que vous avez bouché les souterrains.
— Oui, mais il est habile et rompu à la guerre. Nous avons fini par comprendre qu’il nous tuerait si nous commettions la folie de tenter de fuir à pied. La route est longue et à découvert jusqu’à la forêt des sorcières. Un bon archer, installé à l’endroit adéquat, n’aurait eu aucun mal à nous abattre.
— Mais que veut-il, à la fin ?
— Nous obliger à vivre dans la terreur. C’est à cela que sert la flûte. Il en joue pour nous faire savoir que notre fin est proche, qu’il sera bientôt capable de déclencher une nouvelle avalanche. Notre punition réside dans l’attente de la catastrophe. C’est un fantôme qui rôde à l’extérieur, toujours présent sans qu’on réussisse à le localiser. Il s’amuse à nous terrifier. Quand tu t’es présentée à notre porte avec tes compagnons, j’ai un instant cru que vous pourriez le piéger.
« Ton maître, Bézélios, se vantait d’être un spécialiste en capture d’animaux sauvages. Je me suis dit qu’avec un peu de chance vous prendriez Anne de Bregannog au collet. J’ai fait semblant de croire à l’existence du dévoreur tout en laissant entendre qu’il s’agissait peut-être d’un complot afin de ne point paraître trop halluciné. L’important était que vous posiez des pièges, que vous montiez la garde… J’ai cru sincèrement que Bézélios serait capable de piéger notre fantôme, de me le livrer pieds et poings liés. Cela aurait réglé le problème. J’ai connu un moment d’espoir quand vous avez pris ce monstre, au pied de la muraille, mais Gérault m’a révélé qu’il s’agissait de deux patarins costumés. La déception m’a assommé tandis qu’elle le plongeait dans une rage folle. Gérault vous en a terriblement voulu de lui avoir laissé croire, ne serait-ce que l’espace d’un instant, que nous étions enfin délivrés d’Anne !
« La nuit, par défi, Anne de Bregannog s’est glissé dans la cour pour trancher la tête des deux malheureux.
— Arracher… pas trancher.
— Oui, si tu veux. Mais c’est la même chose. Il utilise pour ce faire un sabre maure ébréché, qui déchire les chairs davantage qu’il ne les coupe. D’où cette illusion d’arrachement.
— Depuis combien de temps vous assiège-t-il ?
— Six mois. Nos vivres s’épuisent, et il nous est impossible de descendre au village en acheter d’autres. Voilà pourquoi la gloutonnerie de tes compagnons a mis Gérault de si mauvaise humeur. Aucun serf n’osera frapper à la porte du château pour nous ravitailler. Depuis la mort d’Ornan, nous vivons dans la crainte que l’un de ses anciens compagnons d’armes ne vienne à traverser la province et ne se présente sous nos murs pour réclamer l’hospitalité. Il ne manquerait pas de s’étonner de l’absence du baron. Que pourrions-nous répondre ?
— Pourquoi l’avez-vous enterré en secret ? Pourquoi n’avoir
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