La Fille de l’Archer
conforté dans un optimisme illusoire.
Antonin a refermé les yeux, il râle moins fort, il s’en va. L’opium va l’aider à passer de l’autre côté sans qu’il s’en rende compte. Ensuite on l’enterrera à la sauvette puisque l’Église lui refuse le droit de séjour en terre consacrée. Peste ! Tout cela est bien contrariant. Le moral de la troupe va s’effondrer et il sera désormais difficile de les obliger à participer à une nouvelle parade. Bézélios voit s’annoncer de sombres lendemains. Enfin, rien n’est perdu ! Par chance, il reste encore l’homme tombé de la lune qui attire les foules et dont le succès ne se dément pas. Grâce à lui l’avenir de la troupe est assuré.
Antonin se décide enfin à mourir. La mère Javotte y va de son sanglot, ses deux filles s’écartent, un peu dégoûtées. Il est vrai que ce tas de poils et de chair noircis n’a rien de ragoûtant.
— Il faut le mettre dans une caisse, soupire Bézélios, sinon les chiens errants s’introduiront dans la tente pour le dévorer.
Wallah profite de l’agitation qui s’ensuit pour aller voir Gunar. Il semble aller mieux. La jeune fille essaye de lui faire avaler de la soupe froide en lui racontant ce qui vient de se passer. Il reste indifférent, le regard fixe. Il sent mauvais, il a uriné dans ses fourrures.
Wallah prend une écuelle, un chiffon, et entreprend la toilette sommaire de ce corps zébré d’anciennes cicatrices. Après quoi elle s’assied à son chevet et lui tient la main, qu’il a brûlante.
*
Dès le lendemain la foule se détourne du chapiteau. On ne se bouscule plus pour accéder à la tente abritant les monstres. La rumeur a fait son ouvrage. On sait que le baron n’a pas aimé la parade commandée aux montreurs d’animaux étranges. Les badauds ont jugé prudent d’aligner leurs goûts sur ceux de leur seigneur. Quand Bézélios se hasarde à reprendre son rôle d’aboyeur, il est accueilli par une volée de pierres et les injures d’une bande de galopins crottés. Un paquet de boue, expédié d’une main experte, l’atteint au visage. Il recule, humilié, hébété, en homme qui n’a point l’habitude d’être conspué. Wallah se fait toute petite ; elle sait d’expérience que le maître passera sa colère sur ses employés.
La mère Javotte tente une médiation :
— Baste ! il n’y a qu’à reprendre la route. D’ici deux semaines personne ne se souviendra de cette histoire.
— Tu déraisonnes, femme ! s’emporte Bézélios. Bien au contraire, nos concurrents s’empresseront d’en faire gorge chaude ! Leurs bavardages grossiront l’incident, notre réputation sera ruinée. Partout on nous accusera d’escroquerie.
Wallah s’étonne en silence. Elle a envie de dire : « Oui ? Mais n’est-ce pas la vérité ? Avons-nous jamais exhibé autre chose que des frimants grimés en loups-garous ou de pauvres singes prétendument tombés de la lune ? »
Elle préfère se taire, sentant que Bézélios traverse l’une de ces phases où il réussit, par on ne sait quel tour de magie, à être dupe de ses propres mensonges.
Comme si la mort d’Antonin ne suffisait pas, Wallah voit soudain apparaître les deux vilains corbeaux en bure noire qui sont venus, la veille, assister aux prédictions de l’homme tombé de la lune. Un méchant pressentiment l’étreint. D’emblée, elle déteste l’expression de triomphe cruel plaquée sur ces faces de cierge. Trois hommes d’armes leur emboîtent le pas, ce qui est encore plus inquiétant. À n’en pas douter, les prêtres veulent profiter de la colère du baron pour porter le coup de grâce aux forains indélicats qui ont tenté de tromper le seigneur du lieu. Les prêtres s’immobilisent au seuil du chapiteau. Le plus maigre tire de sa manche un rouleau de parchemin qu’il tend à Bézélios.
— Par ordre du prieur et de sa seigneurie le baron Malvers de Ponsarrat, clame-t-il, mission nous a été confiée de nous assurer de la créature plus connue sous l’appellation d’« homme tombé de la lune ». Ceci dans les plus brefs délais et sans hésiter à recourir à la force si besoin s’en fait sentir.
Bézélios s’avance, sa robe d’apparat et sa barbiche maculées de boue. Il a piteuse figure.
— Mais pourquoi ? bégaye-t-il.
— Tu donnes asile à une créature non humaine, aboie le prêtre. Un monstre qui, en aucun cas, ne peut avoir été créé par notre Seigneur
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