La Fille de l’Archer
abbayes, jadis. Ils ne l’oublieront jamais.
Wallah baisse la tête. Comme toujours, le père a raison.
1 - Ivoire. Le terme olifant est une déformation du mot éléphant.
4
La nuit est longue et froide. L’eau traverse la toile mal huilée des tentes, goutte sur les dormeurs. Wallah est restée à côté du père, guettant son souffle intermittent qui, parfois, devient râle. Il allait mieux ce soir, mais cela, justement, l’inquiète. Ne dit-on pas que l’état des mourants s’améliore avant le dernier soupir ?
Deux sentinelles ont été postées aux abords du chapiteau pour prévenir toute fuite. Wallah entend le cliquetis métallique de la pluie sur leurs casques. Dans la soirée, un héraut est venu annoncer à Bézélios qu’on viendrait les quérir dès l’aube au cas où les juges estimeraient leur comparution nécessaire. Cette nouvelle a fait courir un vent de panique parmi les frimants. L’affaire semble mal engagée. Bézélios a travaillé à se donner une apparence d’honnête forain. Plus de barbiche tressée en pointe, plus de nattes, plus de khôl sur les paupières. Oublié le costume d’ ouab : la mise égyptienne, le pectoral barbare, la peau de léopard nouée sur les reins… Débarrassé de son déguisement, le montreur de bêtes tortes fait piteuse figure ; on pourrait le prendre pour un drapier, ses vêtements de futaine le banalisent, le rapetissent, mais c’est ce qu’il souhaite. Il a ordonné aux membres de la troupe de l’imiter sans plus attendre.
La nuit paraît longue à Wallah. Un peu avant l’aube, la mère Javotte fait réchauffer un fond de soupe aux raves épaissie à la farine d’épeautre. La plupart repoussent l’écuelle qu’elle leur tend, les estomacs sont plus noués qu’un sac où l’on aurait fourré un chat promis à la noyade.
Bézélios fait les cent pas dans la boue, les traits tirés. C’est l’un de ces instants où il se dit qu’il aurait dû reprendre la forge paternelle et se contenter de ferrer les chevaux. Quel démon l’a donc poussé sur les routes ? Il ne se rend pas compte qu’il se lamente à mi-voix.
Enfin, le héraut se présente. Les hommes d’armes se mettent en marche, encadrant la colonne des saltimbanques qu’on pousse vers le château.
Le tribunal siège dans la cour ; pauvre cour de justice improvisée au moyen de quelques bancs. Wallah frémit en apercevant la montagne de fagots que des valets entassent en ahanant. Ainsi tout est joué d’avance ! Le procès n’est qu’une farce. Javotte se signe en gémissant. Le bûcher est assez important pour accueillir cinq ou six condamnés. Le tourmenteur et ses aides n’auraient aucun mal à les lier en grappe au poteau central fiché au sommet de la fournaise. Cela se fait lorsqu’on veut économiser le bois. Jadis, lors des procès cathares, on a brûlé jusqu’à cent condamnés dans la même flambée !
Les saltimbanques sont poussés à l’écart et demeurent sous la surveillance des gardes. Peu à peu, la foule envahit la cour. Une exécution, c’est plus distrayant que la foire, et c’est gratuit !
Wallah reste pétrifiée, incapable d’ordonner ses pensées. Elle songe à son père, couché dans le chariot, et que les gardes n’ont pas vu. Que deviendra-t-il si elle est condamnée ?
Les robes noires passent la poterne en procession. Des statues qui marchent. Visages de bois, yeux de verre. Ils sont trois qui prennent place derrière une méchante table bancale. Le plus vieux sort des parchemins de sa manche, le plus jeune déploie un nécessaire d’écriture, corne à encre et plume d’oie. Tout de suite on appelle Bézélios qui, les genoux s’entrechoquant, fait étalage des factures relatives à l’achat ainsi qu’à l’origine de l’accusé, en l’occurrence « l’homme tombé de la lune ». Les prêtres scrutent les documents défraîchis avec une suspicion outrée. Tout cela sent la pantomime, comme si les hommes d’Église tenaient à ce que le public soit satisfait de la prestation.
— Il s’agit d’un animal destiné à amuser les nobles seigneurs par ses bouffonneries, plaide Bézélios. Une simple bête sans cervelle à qui l’on apprend des tours faciles.
— Nous connaissons ces choses, tranche l’accusateur, mais l’origine de ces singes reste suspecte à nos yeux. Il n’est pas certain que ces créatures soient nées de la main de Dieu. Nous y voyons plutôt une caricature insultante de
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