La Fille de l’Archer
enseigner les rudiments que toute ribaude se doit d’assimiler si elle veut voir prospérer sa clientèle. Wallah ne tient pas à bénéficier de sa science. Javotte chuchote que, dans sa jeunesse, Bézélios a occupé la charge de pornotropos 2 dans un bourdeau parisien où il déniaisait les filles de la campagne vendues par leur famille dans le besoin.
Wallah fait tant et tant de détours qu’elle finit par se perdre. La forêt est épaisse, les troncs si serrés qu’on ne distingue pas la plaine. Préoccupée, elle a dû se tromper d’embranchement. Quelle idiote ! La peur s’insinue en elle. Personne n’aime la forêt. Les paysans moins que quiconque. Les grands bois sont le domaine des bêtes dangereuses, loups, ours, sangliers… mais aussi des lutins, des farfadets qui, comme l’on sait, tirent grand plaisir à multiplier les farces cruelles. Les gens de la plaine ne se risquent jamais dans la forêt, ou alors en groupe, et armés d’épieux. On dit aussi que c’est le refuge des ogres, ces hommes qui, lors des grandes famines, ont survécu en mangeant de la chair humaine, principalement celle des enfants et qui, y ayant pris goût 3 , ne sont plus capables de se nourrir normalement.
Bientôt les pieds lui font mal. Elle doit s’asseoir. Consciente d’offrir l’image d’une proie facile, elle tire l’arc turquois de son sac et l’assemble. Elle espère que la vue de l’arme refroidira l’ardeur d’un éventuel prédateur. Elle se redresse, encoche une flèche, et vise un tronc. Elle agit presque en état second. Tire, touche sa cible et recommence, encore et encore. Elle s’amuse même à lâcher son trait les yeux fermés. Gunar l’entraînait à cela. Elle n’était pas mauvaise à ce jeu. Elle découvre qu’elle n’a rien perdu de son habileté naturelle. Elle aime le son de la corde qui vibre, le sifflement du projectile, ce déchirement soyeux de l’air. « Un feulement de chat », avait coutume de répéter Gunar. Chaque fois que la pointe se fiche dans l’écorce, Wallah éprouve un petit choc, comme si elle faisait partie intégrante du trait et encaissait l’impact dans ses os. C’est étrange.
Soudain, elle devine une présence dans son dos. Elle pivote sur elle-même, un nouveau projectile encoché sur la corde. Si c’est Bézélios…
Mais c’est une inconnue, assise sur un rocher, et qui sourit. Ni vieille ni jeune, des touches de gris dans les cheveux. Elle est enveloppée dans une houppelande, à l’origine noire, maintenant verte. Elle ébauche un geste apaisant.
— Tout doux, la belle, fait-elle en accentuant son sourire. Je ne te veux pas de mal. Je te connais. Tu es la fille qui a enterré l’homme du Nord au tertre de Granvalès. Tu ne risques rien en ma compagnie. Le montreur de bêtes te suivait, mais il a fini par s’égarer lui aussi. Il avait de mauvaises intentions.
— Je sais, fait Wallah, abaissant son arme.
Elle relâche la tension qu’elle exerçait sur la flèche.
— Qui es-tu ? lance-t-elle.
— On m’appelle La Murée.
— La Murée… ça veut dire quoi ?
— Des paysans m’avaient emmurée vive dans un caveau sous prétexte que je leur jetais des voûts 4 . J’ai réussi à m’échapper en creusant un tunnel, mais ils sont si bêtes qu’ils s’imaginent que je suis passée au travers des pierres.
— C’était vrai, pour les sortilèges ?
— Disons que ce n’était pas entièrement faux. Depuis, je vis dans la forêt. Je n’en sors jamais. Les culs-terreux ne viendront pas m’y donner la chasse, ils sont trop pleutres.
La femme cesse de sourire et murmure :
— Ne va pas en ville, Ponsarrat a juré de vous écorcher vifs. Par votre faute ses écuries ont été réduites en cendres.
— Comment sais-tu cela si tu ne quittes jamais les bois ?
— Le vent me parle. Je te transmets ses paroles. Votre temps est compté. Le baron entreprendra bientôt une grande battue, il finira par vous trouver, tes compagnons et toi. Vous ne lui échapperez pas. Si vous sortez de la forêt, vous êtes morts ; si vous y restez, également.
Elle énonce cette condamnation d’un ton léger, presque amusé. Est-elle folle ? Wallah se demande s’il ne pourrait s’agir d’une nonne recluse, de celles qui se font volontairement emmurer dans un réduit pour échapper aux tentations du monde, et finissent par sombrer dans la démence après dix années de claustration…
— Ça n’a pas l’air de vous
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