La Fille de l’Archer
creuse avec rage, afin d’épuiser sa souffrance. Elle se sert du grand coutelas de Gunar, celui qu’il utilisait sur les champs de bataille pour achever les chevaliers mourants dont on ne pouvait espérer tirer rançon.
Elle est vite couverte de boue de la tête aux pieds. Dans la pénombre verte de la canopée, elle prend l’aspect d’une créature sylvestre. Seuls ses yeux trop clairs illuminent son visage barbouillé de glèbe. Ne lui manquent que les oreilles pointues pour devenir effrayante.
Quand la tombe est assez profonde, la jeune fille se redresse et entreprend de couper des branches qu’elle enfonce sur les bords, de manière à étayer le bastingage du navire symbolique. Puis elle s’en retourne au campement pour y chercher le corps du défunt.
Elle enroule Gunar dans une vieille toile rapiécée et le traîne derrière elle. Aucun homme de la troupe ne propose son aide. Cette étrange cérémonie funèbre leur fait peur, ils ne veulent point y prendre part. Surtout Jacquot La Grogne qui est le plus superstitieux de tous.
Le père n’est pas lourd ; ces derniers temps la maladie lui avait mangé graisse et chair, ne lui laissant que la peau sur les os. Wallah s’essouffle dans la montée, mais l’effort lui fait du bien. Elle essaye de ne pas penser. Sur sa hanche ballotte la besace où elle a rassemblé les affaires personnelles de Gunar : ses poignards, sa hache courte à deux tranchants, son marteau à fracasser le casque des chevaliers. Toute cette ferraille lui scie l’épaule, c’est tant mieux. Elle n’a conservé que le coffre contenant les arcs, le carquois et les flèches, ainsi que le petit matériel : cordes graissées au suif de rat, plumes d’empennage… Le père souhaitait lui transmettre cet héritage, elle fera son possible pour s’en montrer digne.
Arrivée au tertre, elle descend le corps dans la fosse, lui croise les bras sur la poitrine et dispose tout autour de lui les objets dont il aura besoin dans l’autre monde. Gunar, hélas, n’est pas mort au combat, aussi ne pourra-t-il être accueilli au palais des tués, ce Walhalla dont il parlait si souvent.
Agenouillée au bord de la tombe, la jeune fille prend conscience de son ignorance. Elle ne connaît aucune de ces prières anciennes, en vieux norrois, que Gunar marmonnait. Elle ne sait ni les gestes ni les incantations. Elle se demande avec angoisse si cette inhumation bâclée ne risque pas de condamner le père à errer dans les limbes où il passera l’éternité à fuir d’obscurs démons se nourrissant de la chair des morts. Mais elle a été si occupée et les années ont passé si vite… Elle n’a que quinze ans, elle ne sait pas grand-chose du monde et maintenant elle est seule, sans protection.
Elle reste là jusqu’au crépuscule, incapable de recouvrir le corps. L’arrivée imminente des prédateurs nocturnes la force à se secouer. Elle ferme la tombe en hâte, dispose à sa surface les pierres les plus lourdes trouvées aux environs.
Voilà, c’est fini, elle ne peut faire davantage. Elle sait qu’elle a peu de chances de revenir un jour ici ; ces adieux sont donc définitifs. Un glapissement lointain la décide à regagner le bivouac. L’espace d’un instant, elle se dit qu’elle ne trouvera plus personne, que Bézélios aura profité de son absence pour fuir avec les autres… mais elle se trompe. Ils sont là, silencieux, recroquevillés autour du feu, fixant la marmite où cuit l’éternelle bouillie d’épeautre dans laquelle Javotte a coutume d’émietter de la baleine séchée 1 .
Nul ne prononcera le moindre mot de réconfort. Le brouet avalé, on part se coucher. Wallah s’allonge à la place qu’occupait le père, près du coffre contenant le matériel d’archerie. Elle sait que, désormais, Bézélios va lui mener la vie dure.
*
Elle a vu juste ; dès le lendemain, alors qu’elle se lave aux abords d’une petite mare, elle éprouve tout à coup l’impression d’être épiée. Se retournant, elle surprend le regard de Bézélios posé sur elle. Découvert, le chef des saltimbanques ne prend pas la peine de se dissimuler derrière les buissons. Il s’octroie une dizaine de secondes supplémentaires pour détailler les formes de la jeune fille avant de tourner les talons. Wallah se sèche, tremblante de rage. Gunar n’est plus là pour la protéger, Bézélios va s’enhardir. Depuis longtemps il a dans l’idée de la prostituer, comme c’est
Weitere Kostenlose Bücher