La Fille de l’Archer
déjà le cas pour les filles de Javotte. À présent que l’homme tombé de la lune n’assure plus les recettes, il faut combler ce manque à gagner d’une façon ou d’une autre… et la plus simple consiste bien sûr à vendre des filles. Beaucoup de forains tiennent des bordels ambulants, c’est une distraction qui ne se démode guère et qu’apprécient toujours paysans et escholiers. Une gamine encore fraîche, comme Wallah, permettrait à la troupe de garder la tête hors de l’eau jusqu’à ce qu’on trouve le moyen de remplacer l’orang-outan. Bézélios a probablement déjà demandé à la grosse Javotte de préparer la fille de Gunar à son nouvel emploi. Wallah l’imagine concluant l’entrevue par son éternelle lamentation :
— Puisqu’elle ne sait ni jongler ni danser sur une corde, elle doit gagner son pain avec la seule chose qui présente quelque intérêt chez elle !
Selon lui, il faut profiter de ce que les autorités religieuses considèrent la prostitution avec clémence. Cette relative magnanimité est le contrecoup de la haine totale que professe l’Église à l’encontre de la sodomie. La prostitution est un péché, certes, mais l’acte n’est point contre nature, c’est déjà ça !
Bézélios rassemble la troupe pour exposer sa stratégie. Plus question désormais d’investir les villages en convoi. Il importe de se faire oublier ; aussi les chariots resteront-ils à couvert, dans la forêt. Les saltimbanques tenteront leur chance individuellement, chacun aura pour mission de visiter un hameau et de s’y exhiber à l’occasion de tours simples, au terme desquels il fera la quête. Tout le monde reviendra ici à la tombée de la nuit, pour mettre en commun la recette de la journée.
Ce plan de campagne est accueilli par des grommellements. Wallah sait déjà que certains en profiteront pour reprendre leur liberté et qu’on n’entendra plus parler d’eux. Elle a surpris des chuchotements autour du bivouac ; les frimants pensent que Bézélios a désormais le mauvais œil, et que les choses iront de mal en pis. Le montreur de bêtes ne l’ignore pas, mais il joue la comédie de l’optimisme.
Les rôles sont distribués : la mère Javotte et ses filles iront débaucher les mâles aux abords des auberges ou dans les fermes, quant à Wallah – qui n’est bonne à rien – elle aura pour mission d’aller glaner des informations sur ce qui s’est passé au château du baron. L’affaire est-elle oubliée ou Malvers de Ponsarrat a-t-il mis leurs têtes à prix ?
Les autres iront cracher le feu, se contorsionner, manger des clous ou se percer les joues avec des aiguilles sur les places de village. Qu’ils ne rechignent pas à se faire payer en nature ; œufs, miches de pain ou salaisons seront les bienvenus car les provisions seront bientôt épuisées.
Wallah se garde de protester. Bézélios lui a réservé la plus mauvaise part, car, en revenant sur le théâtre de leurs « exploits », elle risque d’être reconnue. Ses yeux et ses cheveux trop clairs, ses pommettes saillantes ne passent pas inaperçus en cette contrée de paysans noirauds dont la chevelure évoque le crin de sanglier.
Tant pis ! elle se grimera, elle en a l’habitude. Un bonnet de cuir, une poignée de boue en guise de maquillage suffiront à lui donner l’allure d’un jeune garçon.
La compagnie se sépare, le baluchon sur l’épaule. Sur une impulsion, Wallah fourre dans un sac le contenu du coffre d’archerie et s’éloigne avec ce qui constitue son héritage. Elle ne sait pourquoi elle agit ainsi. Par crainte, peut-être, que Bézélios ne lève le camp en son absence.
Elle part sans se retourner, le poids du regard du montreur d’animaux rivé sur sa nuque. Espère-t-il qu’elle s’enfuira, ou a-t-il dans l’idée qu’elle rebroussera chemin avant d’avoir atteint le champ de foire, terrifiée à la perspective d’être reconnue et arrêtée par les gens du guet ? Elle s’en moque, de toute manière elle éprouve un grand soulagement à ne pas rester en tête à tête avec lui car elle le sait capable de se jeter sur elle pour lui apprendre son « nouveau métier ». Il est sec, nerveux, mais il a de la poigne, et Wallah n’est pas certaine d’être capable de le repousser.
Elle marche vite, s’arrêtant souvent pour vérifier qu’il ne la suit pas. Elle sait qu’il a dépucelé les deux filles de Javotte et consacré une semaine à leur
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