La Fille de l’Archer
les remparts on n’y verrait rien. Il n’y a guère de lune ce soir, et la campagne s’est changée en un gouffre d’obscurité qui donne le vertige. Wallah se demande comment elle fera pour ne pas se perdre quand sonnera l’heure de battre en retraite. Si elle s’égare dans la forêt, les molosses auront tôt fait de la rattraper. L’idéal serait de s’enfuir la première, sitôt la flèche lancée, et de devancer le baron. Elle sauterait en selle avant qu’il ait pu la rejoindre et éperonnerait sa monture afin de prendre une longueur d’avance sur lui.
Oui, ce serait là un bon plan, mais les plans sont faits pour échouer. Rien ne se déroule jamais comme on l’a prévu.
Des animaux les frôlent sans méfiance, trompés par l’immobilité de ces deux créatures que l’attente a fossilisées.
Enfin, Ponsarrat chuchote :
— C’est l’heure, il est couché à présent. Je le connais, c’est un homme d’habitude. Sa chambre est là, tout au sommet du donjon, sous la ligne des créneaux, elle s’ouvre derrière cette mince meurtrière. Tu la vois ?
Wallah la distingue à peine. Un trait de plume sur la muraille. On l’a de toute évidence étrécie. L’ouverture n’est là que pour assurer l’aération de la pièce. Située trop haut, il est impossible de l’atteindre par un tir tendu. Et si malgré tout on y parvenait, étant donné l’angle de pénétration, la flèche qui entrerait par cette lézarde de la maçonnerie irait se ficher dans le plafond de la chambre sans faire le moindre mal aux occupants.
Wallah se redresse, encoche le projectile sur la corde. Tout va se jouer le temps de dix battements de cœur.
Ponsarrat lui fait signe d’attendre. De la besace qu’il a traînée jusqu’ici, il sort une outre en peau de chèvre qu’il presse, en faisant jaillir un liquide gras dont il asperge les taillis à grandes giclées.
— J’ai ramené cela de la croisade, explique-t-il, c’est une huile minérale qui, une fois enflammée, ne peut s’éteindre par les moyens ordinaires. On la surnomme « feu grégeois ». L’incendie redouble d’ardeur si on l’asperge d’eau. Quand l’ennemi s’en aperçoit enfin, il est déjà trop tard. Cette barrière embrasée coupera la route aux dogues.
Wallah ne prête pas attention à ses paroles ; la tête renversée, elle pointe l’arc vers le ciel et se concentre sur l’image du portrait. Ne pas savoir le nom de sa victime la gêne, elle estime que la trajectoire de la flèche s’en trouvera affaiblie. Tant pis, elle n’a plus le choix. L’odeur de l’huile va alerter les chiens qui bientôt se mettront à gronder, comme chaque fois que leur flair détecte une anomalie dans la routine des jours.
Retenant son souffle, elle lâche l’empenne. Le vertige la fait tituber. Elle a l’impression de s’envoler avec la flèche, de la chevaucher à la manière d’un cornac minuscule assis à califourchon sur la pointe de fer.
Il lui semble voir se rapprocher la muraille, puis grossir la lézarde de la meurtrière… « Ça ne passera jamais ! » pense-t-elle avec effroi, mais elle se trompe, la flèche s’insinue dans l’étroit passage, débouche dans la chambre qu’éclaire une petite lampe à huile. Le seigneur du lieu dort sur le dos, sous une fourrure, une femme à ses côtés. La flèche modifie sa trajectoire, fait le tour de la pièce puis, sans ralentir, pique vers la poitrine du dormeur, où elle se fiche profondément, creusant son chemin au travers des muscles pour atteindre le cœur.
Wallah doit s’agenouiller pour ne pas succomber au vertige. La nausée la submerge. Elle a un goût de sang dans la bouche. Le goût d’un autre sang… celui du dormeur qu’elle vient de tuer.
Peut-être imagine-t-elle cela, mais elle n’en est pas certaine. La chose lui a paru si réelle.
Ponsarrat la secoue.
— Est-ce fait ? grogne-t-il. Est-ce fait ?
— Oui, balbutie-t-elle.
Au même moment, un cri de femme s’élève dans la nuit, à peine affaibli par la distance. Celle qui dormait à côté du chevalier vient de s’éveiller.
— Oui, c’est fait, et bien fait ! souffle Ponsarrat avec un mauvais sourire. Remue-toi ! On lève le camp !
Wallah le voit frotter un morceau de métal sur une pierre à feu, des étincelles fusent, l’huile imprégnant la végétation s’embrase en crépitant. Très vite, l’incendie s’empare des broussailles, dessinant une barrière de flammes face au
Weitere Kostenlose Bücher