La Fille de l’Archer
laisse indifférente, elle n’en éprouve aucun remords, mais cette plainte féminine la hante. Elle ne cesse de penser à cette inconnue qui, se réveillant soudain, découvre qu’elle est couchée à côté d’un cadavre. Un cadavre cloué au matelas telle une chouette sur la porte d’une grange.
Wallah songe à l’homme qui est passé de vie à trépas sans même en avoir conscience. Elle se demande si c’est une bonne chose. Mourir sans en avoir conscience vous permet-il ou non d’accéder à ces territoires mystérieux censés servir de refuge aux âmes désincarnées ?
Elle ne sait, et Gunar n’est plus là pour répondre. Lui connaissait ces choses.
Elle se découvre moins forte qu’elle ne le croyait. L’expérience lui a suffi. Elle n’a pas envie de recommencer. C’est la principale raison pour laquelle elle encourage Bézélios à s’éloigner au plus vite des terres du baron. Une biche, un sanglier, un homme… son fameux « don » lui a déjà coûté trois années de vie, si l’on en croit La Murée. En fait, c’est comme si elle avait dix-huit ans. Combien lui reste-t-il à vivre ? Six, sept ans, si elle se réfère à la longévité moyenne des gens du peuple. Davantage, si elle mène l’existence des nobles bien nourris ; car, s’ils ne sont pas tués à la guerre, les princes de ce monde vivent vieux. Les prêtres également.
Peut-être devrait-elle accepter de vivre dans l’ombre de Ponsarrat ? Devenir son âme damnée, sa tueuse attitrée ? Bien nourrie, soignée, installée loin des foyers d’épidémie, elle verrait son temps de vie multiplié par trois et pourrait, dès lors, s’offrir le luxe de l’abréger de quelques années en assassinats divers. Pourquoi pas, hein ? C’est bien tentant dès qu’on prend la peine d’y réfléchir. Pourtant elle n’arrive pas à se décider. Toujours ce cri de femme qui résonne, la nuit, et la réveille, haletante. Instinctivement, elle se dresse sur un coude et regarde à côté d’elle, comme si elle allait découvrir un cadavre cloué sur sa paillasse.
Non, il ne s’agit pas de remords, elle en a la certitude. Elle est issue d’une longue lignée de guerriers nordiques, elle a grandi dans le culte des batailles glorieuses, des tueries, du fracas des lames et des boucliers. Les récits de Gunar l’ont bercée durant son enfance. Elle a toujours su qu’elle devrait verser le sang.
Elle ne s’explique pas son malaise. Elle voudrait dormir en paix.
*
Bézélios prend la décision de descendre vers le sud, vers la mer. C’est dans les ports de la mare nostrum qu’on a les plus grandes chances de dénicher un animal pittoresque. Dans les auberges, il se renseigne, questionne les marins. Difficile de faire le tri dans leurs affabulations. Tous se vantent d’avoir côtoyé des monstres fabuleux, tel ce géant qui n’a qu’un seul pied et l’utilise à la manière d’un parasol pour se faire de l’ombre lorsque la chaleur devient insoutenable, ou encore ce crocodile qui pleure et bat sa coulpe en vrai chrétien lorsqu’il a dévoré un être humain.
Souvent, on exhibe une relique immonde, qu’on essaye de lui vendre, tel cet « œil de cyclope » flottant dans un bocal d’esprit-de-vin (en réalité un œil de cachalot). Parfois, on l’entraîne avec force chuchotements à travers les ruelles d’un quartier sordide jusqu’à une grange où l’attend une « sirène parfaitement conservée », assure-t-on. En fait un horrible rapiéçage dont la moitié supérieure provient d’un cadavre de petite fille, et la moitié inférieure d’une queue de dauphin ; le tout noyé dans un sarcophage empli de natron, ce sel au moyen duquel les anciens Égyptiens conservaient leurs défunts. Ces duperies irritent Bézélios qui a pourtant passé sa vie à tromper son public. Il déteste être pris pour un nigaud. La plupart de ces « monstres » relèvent d’un travail d’amateur. Sans vouloir se vanter, il aurait fait mille fois mieux. Mais il ne veut plus tricher. Avec une vraie bête on ne risque pas d’être démasqué. Il admet toutefois qu’il lui faudra se montrer prudent. Ne rien oser qui aille à l’encontre de la religion. L’homme tombé de la lune, c’était une bonne idée. L’erreur a consisté à lui faire prédire l’avenir. Il s’en veut de s’être montré trop sûr de lui.
Il passe beaucoup de temps dans les bouges, les tavernes de matelots, les lupanars. Il y dépense
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