La Fille de l’Archer
ressentirait nul chagrin. Mais le ton change quand la jeune fille fait briller une pièce d’argent au creux de sa paume et la donne à la grosse femme en la priant de rapporter de quoi nourrir la compagnie lors de son prochain passage au village voisin. Des murmures incrédules saluent le prodige. Gros-Nez, La Grogne, Petit-Berlot et La Fouillette veulent tâter la pièce, s’assurer qu’elle n’est pas rognée, qu’il ne s’agit pas d’un morceau de plomb recouvert d’une fine pellicule de métal précieux, comme en fabriquent les faussaires. Mais non, c’est une vraie pièce ! Par quel miracle… ?
Bézélios observe Wallah à la dérobée. Il voit les éraflures sur les jambes de l’adolescente, les traces de suie imprimées par l’incendie, il pressent quelque chose d’interdit, de dangereux. Où est-elle allée ? Qu’a-t-elle fait ? Il l’imagine déjà assassinant quelque gros fermier, lui volant ses économies et mettant le feu à la bâtisse pour maquiller son crime en incendie. Ce n’est pas qu’il désapprouve, il s’inquiète seulement d’éventuelles retombées judiciaires.
Achevant de semer la confusion dans les esprits, Wallah annonce qu’ils peuvent quitter la forêt ; les sbires de Ponsarrat ne leur donneront pas la chasse, tout est arrangé.
Ce « tout est arrangé » pèse son quintal de mystère. Comment cette greluchonne aurait-elle pu intervenir en faveur de la troupe ? Ça n’a aucun sens !
Pour un peu, la Javotte s’en étoufferait.
— Elle aura vendu son pucelage à quelque gros bourgeois, voilà tout ! grogne-t-elle une fois seule avec ses filles.
*
Dès le lendemain, la troupe voit se concrétiser les merveilles annoncées par l’apparition de la pièce d’argent. Le chariot se remplit de victuailles ; on fait bombance. Après bien des hésitations, Bézélios se résout à quitter le refuge des bois. La troupe se risque timidement sur la route, s’attendant à tout moment à voir surgir les hommes d’armes de Ponsarrat. Comme il ne se passe rien, on s’enhardit. Bézélios, par prudence, décide toutefois de s’éloigner au plus vite des terres du baron.
Devenus « riches », les baladins n’éprouvent plus la nécessité de jouer farces et sotties. On glisse à la paresse, à la gourmandise. Bézélios n’aime guère la tournure des choses. Maintenant que Wallah est promue déesse nourricière de la troupe, il a perdu son autorité. Il serait bien tenté de confisquer la bourse de l’adolescente, mais il n’ose pas . Wallah a changé. Lorsqu’elle le fixe, une étincelle dangereuse crépite au fond de ses yeux, et elle semble dire : « Vas-y, mon bonhomme, essaye un peu pour voir… »
Elle a été mêlée à quelque chose qui l’a transformée. Il y a désormais de la sorcière en elle. Une ombre de démence et de provocation. Cette griserie que procure le pouvoir. Son insolence vient-elle de ce qu’elle se sait protégée ? Mais par qui ? Par Ponsarrat ? Se serait-elle vendue à lui ? Allons donc ! ça ne tient pas debout. Elle n’a rien d’une amoureuse capable de prodiguer les voluptés qu’attend tout homme mûr ayant pris le goût des bordels orientaux lors des pillages en Terre Sainte.
Ces mystères l’irritent et l’angoissent. Il n’est plus le maître à bord. Même la grosse Javotte prend le parti de Wallah. Elle y gagne mille fanfreluches achetées aux colporteurs, et autant de beignets dont elle alourdit un peu plus son tour de taille. Tout cela est intolérable. Il regrette le temps où il paradait dans les foires, tenant son auditoire en haleine, haranguant les badauds. Aujourd’hui il n’est plus qu’un conducteur de chariot, un palefrenier. Gros-Nez, La Grogne, Petit-Berlot et La Fouillette, les hommes de la troupe, en prennent à leur aise. Cela ne peut durer. Les frimants sont là pour obéir, que diable !
Il ricane. Au train où vont les dépenses, la bourse de la gamine sera bientôt vide ! Dès qu’elle sera plate, il reprendra les choses en main, instaurera une discipline de fer. En prévision de ce revirement, il faut préparer l’avenir, se mettre en quête d’une nouvelle attraction, c’est à ce prix qu’il redeviendra le maître.
Wallah, elle, dort mal. Toutes les nuits elle se réveille, secouée par le hurlement qui s’est élevé dans les ténèbres lorsque la flèche a transpercé le dormeur en plein sommeil. Un cri de femme. Ce cri l’obsède. La mort de l’homme la
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