La fuite du temps
quinze jours, expliqua Pierre Crevier. Si j'ai ben compris,
c'est un vieux couple qui vivait là depuis une quinzaine d'années. Le
propriétaire m'a dit que la femme était morte au commencement de l'automne
passé et un des enfants a fini par convaincre son père d'aller vivre chez eux.
Ça fait que le logement est vide, et je peux vous dire que c'était pas
quelqu'un de malpropre. On voit que tout a été nettoyé comme il faut avant de
partir. D'après moi, il y a pas ben longtemps que ce logement-là a été
peinturé.
— Qu'est-ce qui
t'a pris de prendre ce contrat-là? lui demanda son beau-père.
— L'argent,
monsieur Morin. Ça a l'air de rien, mais construire un chalet qui a du bon
sens, ça coûte cher et les matériaux s'achètent pas avec des prières. En plus,
c'est de l'ouvrage sous la table, sans impôt à payer.
— T'en as pour
combien de temps? — Une semaine par les soirs, pas plus.
Un étrange
silence tomba sur la cuisine des Morin.
Dans la pièce
voisine, la voix de Jean-Paul Nolet décrivait la cérémonie protocolaire qui
avait eu lieu le matin même lorsque le maire Jean Drapeau et le premier
ministre Daniel Johnson avaient accueilli des dignitaires étrangers sur le site
de «Terre des hommes».
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— Alain, va donc
éteindre la télévision à côté, demanda la grand-mère à l'aîné de ses
petits-fils. C'est effrayant ce que tu me rappelles des souvenirs quand tu me
parles de cet appartement-là, poursuivit-elle à l'adresse de son gendre. Ça
fait tellement longtemps que je l'ai pas vu.
— Écoutez, madame
Morin, lui dit ce dernier. Si ça vous fait plaisir, venez faire un tour pour
voir ce qu'il a l'air. Je vais être là à partir de cinq heures tous les soirs,
cette semaine.
— Ça te dérangera
pas? — Pantoute. Venez. Gênez-vous pas.
La journée du
lendemain sembla interminable à Laurette. D'abord, elle n'avait jamais eu
l'habitude de voir quelqu'un traîner dans la maison toute la journée à ne rien
faire, et cela l'énervait prodigieusement. Si elle ne tenait pas compte du
pénible séjour des petits-cousins Parenteau, au début de son mariage, ce
n'était jamais arrivé. Même durant les quelques mois de chômage de son mari,
plusieurs années auparavant, ce dernier quittait la maison pratiquement tous
les jours pour se chercher un emploi.
— Bonyeu, Gérard,
installe-toi quelque part où je suis pas obligée de te tasser pour faire mon
ouvrage! finit-elle par dire, à bout de patience, à son mari, au milieu de
l'avant-midi. T'es toujours dans mes jambes!
— Cybole!
Lâche-moi un peu! T'arrêtes pas de me déranger avec ton balai. Je m'assois dans
la salle de télévision, t'arrives tout de suite pour balayer. Bon. Je
m'installe sur le balcon, tu viens étendre du linge. Là, je commence à lire mon
journal dans la cuisine, tu me fais lever les pieds pour la deuxième fois avec
ton maudit balai. Finis-en et laisse-moi tranquille.
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Laurette finit
par se calmer, mais il était clair que la présence de son mari dans
l'appartement durant le jour dérangeait sérieusement sa routine. Bien sûr, elle
avait prié
avec ferveur pour
qu'il revienne le plus rapidement possible de Notre-Dame-de-la-Merci, mais elle
désirait le voir retourner au travail.
Après le souper,
elle parvint à persuader son mari d'aller faire une petite promenade pour
sortir de la maison. Ce dernier était passablement réticent à l'idée d'aller
marcher sans but dans le quartier alors qu'il pouvait s'installer à son aise,
dans son fauteuil, devant le téléviseur.
— Il y a plus de
hockey et il fait beau dehors, plaida-
t-elle. Viens
donc! Ça va nous faire du bien, tu vas voir, lui promit-elle. On a passé la
journée enfermés dans la maison.
Gérard quitta la
maison en ronchonnant. À l'extrémité de la rue Emmett, Laurette suggéra de
tourner à gauche et de passer devant le parc Bellerive, comme ils le faisaient
si souvent durant leurs fréquentations.
— Maudit, tu
remontes à Mathusalem, lui fit remarquer son mari, sarcastique, en prenant tout
de même la direction du parc.
Le couple longea
lentement le parc dont les érables arboraient déjà leurs nouvelles feuilles
d'un vert tendre.
Les quelques
bancs étaient presque tous occupés et des enfants sillonnaient les allées
asphaltées, montés sur leurs tricycles. La rue Notre-Dame, envahie par les
camions et les automobiles, était
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