La fuite du temps
En ce début de
soirée de fin février 1966, la neige avait cessé, mais le mercure était
descendu à -20 °F. La porte d'entrée s'ouvrit, laissant entrer un flot d'air
glacial dans l'appartement. Il y eut un bruit de pieds frappant lourdement le
paillasson après que la porte fut claquée.
— Maudit que je
suis écoeurée de geler! se plaignit la jeune femme penchée dans le couloir pour
retirer ses bottes couvertes de neige. En plus, ils sont même pas capables de
nettoyer les trottoirs comme du monde.
Carole se releva,
retira son manteau et le suspendit à un crochet fixé au mur derrière la porte.
La svelte secrétaire de vingt-cinq ans avait un visage aux traits fins et
volontaires encadré par une lourde masse de cheveux bruns.
— Essaye de pas
mettre de neige partout sur mon plancher frais lavé, fit la voix de sa mère en
provenance de la cuisine, à l'autre bout de l'appartement.
La jeune femme
s'avança dans l'étroit couloir et pénétra dans la cuisine où ses parents
étaient assis devant le téléviseur.
— Approche, lui
ordonna sa mère en quittant sa chaise berçante pour se diriger vers le poêle.
Ton souper est prêt.
On t'a pas
attendue pour manger.
C'est pas grave,
m'man, dit Carole sur un ton las.
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— T'arrives ben
tard, lui fit remarquer la femme âgée d'une cinquantaine d'années pendant
qu'elle déposait devant sa cadette une assiette remplie de fèves au lard
qu'elle avait gardée au chaud.
— Encore des
bines, dit Carole en prenant un air dégoûté.
— C'est vendredi,
ma fille, se contenta de lui faire remarquer la femme au tour de taille
toujours aussi imposant.
Mais j'ai fait un
pudding au chômeur pour dessert.
Je me suis
arrangée pour que tes frères passent pas à travers tout le plat.
Avant de se
mettre à manger sans grand appétit, la jeune fille tira de son sac à main
déposé à ses pieds le montant de sa pension hebdomadaire qu'elle tendit sans un
mot à sa mère. Cette dernière ne se donna même pas la peine de vérifier si la
somme exacte y était. Elle déposa l'argent dans un verre placé sur la seconde
tablette de l'armoire.
— As-tu fini plus
tard que d'habitude? demanda-t-elle à sa fille en retournant s'asseoir.
— Non. Après
l'ouvrage, je suis allée boire un café avec Valérie. Elle voulait me parler.
La mère de
famille fut tout de suite sur ses gardes. Elle se méfiait de cette compagne de
travail depuis qu'elle avait appris que c'était cette Valérie qui avait
présenté André Cyr à sa fille, au début de l'automne précédent.
Dès qu'elle
l'avait vu, Laurette Morin avait éprouvé une antipathie naturelle pour ce
garçon aux traits veules incapable de conserver un emploi régulier. Elle
considérait l'ami de coeur de sa fille comme un grand flanc mou plus porté à
jouer les incompris qu'à travailler.
— Qu'est-ce
qu'elle peut ben trouver à cette espèce de grand tata juste bon à faire le
jars? répétait-elle à son mari.
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Par conséquent,
Laurette Morin en était venue à considérer Valérie Michaud comme l'unique
responsable des amours de sa fille cadette.
— Qu'est-ce
qu'elle avait tant à te dire? demandât-
elle, curieuse.
— Toutes sortes
d'affaires, répondit la jeune fille, évasive.
— Quoi, par
exemple? insista sa mère, encore plus suspicieuse.
— Ben. Elle
voulait surtout me dire que sa voisine lâchait son appartement au mois de mai.
— Pourquoi elle
t'a dit ça? — Parce qu'elle sait que ça m'intéresse.
— Comment ça?
demanda Laurette en haussant la voix.
Gérard Morin se
leva, éteignit le téléviseur et vint se rasseoir dans sa chaise berçante. Il
prit La Presse déposée sur l'appui-fenêtre et se mit à Ure comme si ce que les
deux femmes disaient ne le concernait pas.
— Si vous voulez
le savoir, m'man, elle m'a dit ça parce que je lui ai déjà dit que j'haïrais
pas ça aller rester toute seule en appartement.
— T'es pas
sérieuse, Carole? lui demanda sa mère en se levant.
— Ben oui, m'man.
Il me semble que j'aimerais ça.
C'est pas un
crime.
— C'est ça,
maudite sans-coeur! s'écria Laurette. Tu serais prête à nous laisser tout
seuls, ton père et moi.
— Exagérez pas,
m'man, dit Carole sur un ton excédé.
Vous seriez pas
tout seuls. Vous auriez encore Jean-Louis et Gilles dans la maison.
— Parle donc pas
pour
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