La Gloire Et Les Périls
de ce qui se
passe dedans. C’est l’enfer, My Lord, et un enfer que personne n’avait prévu.
Personne, en effet, ne s’était avisé que la digue, résistant aux tempêtes,
serait pour nos flottes anglaises un infranchissable obstacle. Personne n’avait
un instant supposé que le siège serait si long et qu’il épuiserait nos
provisions. Et par-dessus tout, personne n’avait imaginé que le réservoir de
poissons, de crustacés et de coquillages que constituait la partie de la baie
en deçà de la digue pourrait s’épuiser un jour par le grand nombre de gens qui
y cherchaient, jour et nuit, provende ! Toute vie avait disparu de ce bout
de mer comme toute vie allait disparaître de La Rochelle. My Lord,
poursuivit-il d’une voix tremblante, savez-vous combien La Rochelle comptait
d’habitants au début du siège ?
— Vingt-huit mille, dis-je, à ce qu’on m’a dit.
— Et au récent rapide recensement fait par le maire
Guiton, combien pensez-vous qu’il en reste ?
— Je n’en ai aucune idée.
— Six mille.
Dieu bon ! m’apensai-je, que de morts ! Et combien
inutiles !
Dès qu’il fut assez fort pour monter et descendre seul un
escalier, Sir Francis put avec nous prendre ses repues, choyé et admiré par
tous. S’il est bien vrai, comme le veut le proverbe, que « beauté sans
bonté n’est que vin éventé », on ne pouvait lui faire ce reproche.
Patience et mansuétude se partageaient son âme, tant est que je me demandais
pourquoi diantre il avait choisi le métier des armes. Mais quand j’appris de
lui qu’il descendait d’une longue lignée d’officiers, j’entendis qu’il n’avait
guère eu le choix et aussi – paradoxe apparent – qu’il avait, en
fait, trouvé dans son régiment beaucoup de gens à aimer : ses officiers,
ses exempts, ses soldats. Avec cela, d’après tout ce que je sentais en lui,
stoïque, équitable et, en ses décisions, d’une fermeté adamantine.
Il va sans dire que Madame de Bazimont était de lui raffolée,
et aussi les chambrières qui rougissaient rien qu’à le voir, et trémulaient
comme feuillage au vent rien qu’à l’encontrer dans les escaliers, et d’autant
même qu’avec le domestique il était souriant et courtois.
Même quand il eut repris du poil de la bête, je continuai à
déjeuner avec lui dans le cabinet de son appartement, jugeant qu’il me dirait
plus de choses au bec à bec que devant toute une tablée.
Il me parlait souvent en effet de ses soldats, et toujours
avec un grand émeuvement, et se déconsolant âprement de leur sort.
— J’ai honte, me dit-il, la larme quasiment au bord de
l’œil, j’ai honte et vergogne de l’état où ils sont. Quand, d’ordre de Sa
Majesté, j’ai installé ma garnison à La Rochelle pour soutenir la ville en cas
d’attaque des Royaux, j’étais, pour les nourrir, bien garni en pécunes, mais ce
trésor s’assécha vite, du fait de la cherté des vivres, puis de leur rareté,
enfin de leur pénurie. Le dernier bœuf que j’achetai pour mes troupes me coûta
deux cent cinquante livres, et de bœuf, à ce jour intra muros , vous n’en
trouverez pas un seul, pas plus, de reste, que de chevaux, et pas davantage de
tous animaux, grands et petits, qui marchent à quatre pattes. Les moutons,
chiens, chats, rats, souris : tout est mangé, et l’écuelle est vide !
— Estimez-vous, dis-je, que vos soldats sont à’steure
plus mal lotis que les Rochelais ?
— Assurément ! Et pour la raison qu’ils n’ont pas
pour épouses les Rochelaises, race admirable de femmes qui, pour nourrir leurs
familles, a montré une activité et une ingéniosité confondantes. Tandis que les
maris s’obstinaient à pêcher le dernier petit poisson laissé dans la dernière
flaque à marée basse, elles cueillaient sur les terre-pleins des remparts des
mauves et autres herbes, lesquelles, hachées, bouillies, et sucrées (la Dieu
merci ! il y avait encore en la ville des réserves de cassonade), leur
permettaient de faire une sorte de soupe. Mieux même, elles parvinrent à faire
du pain, ou plutôt ce qui ressemblait à du pain, à partir de racines de
chardons. Hélas, même les herbes, cueillies par trop de monde, disparurent.
Alors la mairie distribua des peaux de bœuf dont on avait des quantités, et ces
peaux, les Rochelaises les épilèrent avec des morceaux de verre, puis, les
trempant dans l’eau un jour et une nuit, les firent bouillir avec du suif et,
les
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