La guerre des rats(1999)
d’attendre le reste de la compagnie.
Après trois heures épuisantes pour parcourir six kilomètres dans la ville, Nikki fut récompensé par la vue de neuf visages couverts de sueur qui roulaient des yeux comme pour dire : « Caporal, nous fais jamais refaire ça… »
Comme les deux autres usines, les Barricades avaient été éventrées et démantelées par les combats. Une rangée de cheminées brisées s’élevaient au-dessus des énormes tas d’acier. À cette distance, le lieu paraissait désert. Nikki savait qu’il ne l’était pas.
À sa gauche se dressaient encore les ruines fantomatiques de plusieurs bâtiments de pierre. Celui du coin, le plus large, avait perdu son toit, qui gisait à ses pieds comme une jupe qu’on vient d’enlever. Il ferait une excellente position fortifiée, estima Nikki. Nous pourrions occuper plusieurs étages, commander l’accès de tous côtés.
Pendant que son peloton attendait les autres, Nikki se demanda où était maintenant le corps du lieutenant Hofstetter, six heures après qu’il eut vécu ses derniers instants. S’apprêtait-on à le ramener au pays en avion dans une caisse en sapin pour être enterré là-bas avec les honneurs militaires, comme on l’avait promis à tous ? Ou l’avait-on flanqué avec cent autres dans une tombe anonyme creusée dans la glèbe russe ? Était-il tombé les bras en croix sur le tas de cadavres ? Resterait-il dans cette position pour l’éternité ou glisserait-il du tas pour attendre le Jugement dernier la tête en bas ?
Je ne veux pas mourir comme Hofstetter d’une balle dans la tête tirée à cinq cents mètres de distance, pensa Nikki. Il ne combattait même pas, il buvait à une gourde. Il n’a même pas eu le temps de battre des bras ou de crier pour dire adieu à la vie, la clore par un moment digne d’être noté. Il buvait à une gourde ; il ne savait pas qu’il était marqué par le réticule d’un tireur embusqué, un maudit tueur reparti en rampant, sans aucun sang sur les mains.
Je ne veux pas mourir comme ça, marqué d’une croix noire invisible, comme l’une des dix millions de bêtes du troupeau de la guerre. Ce n’est pas une mort digne d’un soldat, c’est juste une fin. Une fin un peu stupide, même, face contre terre, le crâne éclaté. Je ne veux pas être enterré en Russie. Je veux rentrer chez moi.
Dix minutes s’écoulèrent avant que le premier soldat du deuxième peloton apparaisse parmi les ruines, derrière. Les hommes de Nikki lui firent signe de les rejoindre dans la tranchée. Pendant deux heures, le reste de la compagnie se regroupa sous le soleil déclinant de l’après-midi. Au crépuscule, le capitaine Mercker arriva avec le dernier groupe de dix. Il n’y avait eu aucun accrochage : l’ennemi battait sans doute en retraite pour concentrer ses forces dans les usines et se préparer au prochain coup de marteau allemand.
Mercker tint une brève réunion avec son lieutenant, cinq sergents et caporaux.
— Messieurs, nous allons nous emparer de ce grand bâtiment, sur le coin. Je veux que les hommes continuent à avancer par groupes de dix. Caporal, dit-il à Nikki, vous montrerez de nouveau le chemin. Vous avez l’air doué pour ça.
Nikki hocha la tête en songeant : Il aurait mieux valu que je sois doué pour autre chose.
— Prévenez quand vous serez sûr que le bâtiment est vide. Si nous entendons des coups de feu, nous accourrons à la rescousse.
Nikki rassembla son peloton et partit. Courant en zigzag, ses hommes se ruèrent vers la porte d’entrée, descendirent un long couloir sombre, mitraillette et grenade en main. Ils avançaient le dos collé au mur avant de se précipiter dans une pièce. Les nerfs à vif, ils scrutaient la pénombre, y cherchaient le moindre signe de présence russe. D’un coup d’épaule, Nikki enfonça la dernière porte, qui donnait sur une vaste salle. Il envoya un soldat dire à Mercker de les rejoindre, suggéra que la salle située au bout du couloir pourrait permettre à la compagnie de se regrouper puis de se déployer pour fortifier le bâtiment.
Une fois les quatre-vingts hommes rassemblés, le capitaine donna ses instructions : les guetteurs, les mitrailleuses lourdes en haut ; les armes antichars aux étages intermédiaires, pour tirer sur les tanks russes ; les mitrailleuses légères et le reste des hommes en bas, pour défendre la rue. Le mess et les communications seraient installés dans la grande salle.
Nikki
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