La guerre des rats(1999)
à une telle distance, il était impossible de dire si la cible méritait d’être abattue. C’était cependant un exploit impressionnant, et Brechner ne regrettait pas les dix marks qu’il avait pariés pour en être témoin.
— C’est comme cela que je les ai eus en Pologne, poursuivit Thorvald en tendant son Mauser Kar 98K équipé d’une lunette Zeiss à grossissement 6 au soldat qui lui servait d’assistant. Deux cents types.
En 39.
Dans son enseignement, le colonel partait du principe que ses élèves devaient aspirer à devenir comme lui : confiant, pressant la détente avec calme. Il n’était pas nécessaire qu’ils copient son indolence, son amour des livres, mais il souhaitait voir de l’intelligence dans leur habileté au tir. Il voulait qu’ils raisonnent, qu’ils remplacent le corps — l’ennemi du bon tireur, avec toutes ses sources de distraction, ses palpitations — par la concentration de l’esprit. Il voulait qu’ils se conduisent et tirent comme des Allemands.
Chaque jour, dans le cadre de leur formation à Gnössen, à la sortie de Berlin, il leur narrait ses hauts faits sur le champ de bataille. Ce matin-là, après l’exercice du matin et le pari de Brechner, il réunit ses élèves sous un grand chêne et leur fit servir du café. Pendant qu’ils buvaient, assis dans l’herbe, Thorvald raconta à sa classe de jeunes tireurs d’élite pleins d’ardeur l’histoire de la charge de cavalerie polonaise.
Quarante-huit heures après le début de l’invasion allemande, le 1 er septembre 1939, il avait été affecté à la Quatorzième Armée, commandée par le général Heinz Guderian. C’était Guderian et son état-major qui avaient élaboré la tactique de blitzkrieg, « guerre éclair » conjuguant raids aériens, bombardements, attaques de chars et d’infanterie blindée extrêmement mobiles. Thorvald, alors capitaine, se retrouva sur son premier champ de bataille avec fort peu à faire tandis que les forces allemandes enfonçaient aisément les troupes polonaises. Au-dessus du front, les bombardiers Stuka Ju-87 pilonnaient les lignes ennemies avec une précision meurtrière. Puis vint le flot de véhicules blindés, de motos et de tanks, suivi par le grondement de l’infanterie et de l’artillerie. Chaque fois qu’ils trouvaient un point faible, les fantassins allemands perçaient les défenses polonaises puis se déployaient en éventail, coupaient les communications, s’emparaient des centres de ravitaillement.
Le troisième jour, l’armée polonaise était en plein désarroi. Des unités isolées se battaient avec acharnement pour repousser les attaques frontales allemandes dans le secteur de Thorvald, autour de Cracovie. Finalement, le commandement lui assigna une mission : pendant les pauses entre les combats, son escouade de huit hommes devait s’approcher du front, tirer sur les tranchées et les casemates ennemies. Le commandement voulait que ses tireurs d’élite sapent le moral de l’ennemi.
Pendant quatre jours, Thorvald et ses hommes s’approchèrent à l’aube à moins de cinq cents mètres des troupes polonaises. À lui seul, le capitaine aligna un tableau de chasse de soixante et onze pièces confirmées, plus que le reste de l’escouade conjugué.
Tandis que les autres tireurs fanfaronnaient le soir au repas et comparaient leurs carnets, Thorvald lisait. Le commandant de sa division vint leur remettre des jetons en fer-blanc, un pour chaque ennemi tué. À la fin de la guerre, les tireurs pourraient les échanger contre cent marks pièce, l’équivalent d’une prime. Thorvald distribua les siens.
La deuxième semaine de l’invasion, sa compagnie encercla une importante unité polonaise. Un matin à l’aube, Thorvald sortit la tête de son trou de tireur en entendant des trompettes et un grondement de sabots. Incrédule, il vit une brigade de cavalerie polonaise sauter pardessus les parapets et galoper à travers la plaine. Dans sa lunette apparurent des uniformes aux couleurs vives, des mains gantées de blanc brandissant des lances et des étendards.
Il visa sa première cible à six cents mètres et fit feu. Le cavalier tomba. Avant que Thorvald puisse faire de nouveau mouche, les chars se mirent à tirer derrière lui, soulevant des colonnes de poussière et de flammes dans la plaine. Derrière les lignes croisées de son réticule, la magnifique charge de cavalerie se transforma en monceaux d’hommes et de chevaux
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