La Guerre et la Paix - Tome III
donnant force bourrades au cocher pour ne pas manquer la soirée.
Aspergé d’eau froide de la tête aux pieds, bien parfumé et habillé de nouveau, il se rendit, quoiqu’un peu tard, chez le gouverneur. Ce n’était pas un bal, mais, comme on savait que Catherine Pétrovna jouerait des valses et des écossaises, et qu’on danserait, les dames avaient préféré venir en robes décolletées. Pendant l’année 1812 la vie de province s’écoulait à Voronège comme d’habitude, avec la seule différence qu’il régnait dans la ville une animation inusitée : plusieurs familles riches de Moscou s’y étaient réfugiées par suite de la gravité des circonstances, et, au lieu des conversations banales et accoutumées sur le temps et sur le prochain, on causait de ce qui se passait à Moscou, de la guerre et de Napoléon. La réunion du gouverneur était composée de la crème de la société et, entre autres, de plusieurs dames que Nicolas avait connues à Moscou. Parmi les hommes, personne ne pouvait rivaliser avec le chevalier de Saint-Georges, le brillant officier de hussards, le charmant et aimable comte Rostow. Un officier italien, prisonnier français, était au nombre des invités, et Nicolas sentait que sa présence rehaussait, comme un trophée vivant, la valeur du héros russe. Persuadé que chacun partageait le même sentiment, il fut avec l’Italien d’une politesse affectueuse, pleine de réserve et de dignité. Aussitôt que, dans son uniforme de hussard, il fit son entrée au salon, en répandant autour de lui l’odeur pénétrante des parfums et du vin, il se vit entouré et eut l’occasion de répéter et de s’entendre dire à plusieurs reprises : « Mieux vaut tard que jamais. » Devenu le point de mire de tous les regards, il se sentit dans une sphère qui lui convenait, il allait y retrouver, à son grand plaisir, la position de favori, dont il était depuis si longtemps privé. Les dames et les demoiselles faisaient assaut de coquetterie à son endroit, et les personnes âgées intriguèrent aussitôt pour le marier, afin de mettre un terme, disaient-elles, aux folies de ce brillant officier. La femme du gouverneur, qui l’avait reçu comme un proche parent, et le tutoyait déjà, fut du nombre de ces dernières. Catherine Pétrovna joua des valses, des écossaises ; les danses s’animèrent et donnèrent à Nicolas l’occasion de déployer toutes ses grâces ; son élégante désinvolture charma toutes les dames, et lui-même fut tout surpris ce soir-là d’avoir si bien dansé ; jamais il ne se serait permis à Moscou ce laisser-aller qui frisait le mauvais genre, mais ici il sentait la nécessité d’étonner son monde par quelque chose d’extraordinaire et d’inconnu jusque-là à tous ces provinciaux, et de les obliger à accepter cela comme la dernière mode de la capitale. Il choisit pour objet de ses attentions la femme d’un des fonctionnaires du gouvernement, une jeune et jolie blonde aux yeux bleus. Naïvement convaincu, comme tous les jeunes gens dont le seul but est le plaisir, que les femmes d’autrui ont été créées pour eux, il ne quitta pas sa conquête d’un instant ; il poussa même la diplomatie jusqu’à se rapprocher du mari, comme si, sans se l’être cependant avoué l’un à l’autre, ils avaient déjà pressenti qu’ils ne tarderaient pas à s’entendre. Le mari ne paraissait pas se prêter à ce manège, et accueillait avec froideur les avances du hussard, mais la franche bonhomie et la gaieté fascinatrice de ce dernier eurent plus d’une fois raison de sa mauvaise grâce ! Cependant, à la fin de la soirée, à mesure que le visage de la femme s’animait et se colorait, celui du mari devenait de plus en plus sombre ; ils semblaient n’avoir à eux deux qu’une certaine dose de vivacité ; quand elle augmentait chez la femme, elle diminuait chez le mari.
V
Nicolas, assis dans un large fauteuil, s’amusait à prendre différentes poses pour mieux faire valoir la jolie forme de ses pieds, chaussés pour la circonstance d’une paire de bottes irréprochables ; il ne cessait de sourire et de faire des compliments ampoulés à la jolie blonde, en lui confiant tout bas son projet d’enlever une des dames de la ville.
« Laquelle ?
– Oh ! une femme ravissante, divine ! Ses yeux, ajouta Nicolas en regardant sa voisine, ses yeux sont bleus, ses lèvres de corail, ses épaules d’une blancheur… sa taille celle de
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