La Guerre et la Paix - Tome III
mariage d’argent m’est souverainement antipathique.
– Oh ! je le comprends, dit la bonne dame, mais ici ce serait autre chose.
– Je vous avouerai franchement que la princesse Bolkonsky me plaît beaucoup ; elle me convient, et depuis que je l’ai vue dans une si triste situation, je me suis souvent dit que c’était le sort… Et puis, vous savez sans doute que maman a toujours désiré ce mariage : mais je ne sais comment cela s’est fait, nous ne nous étions jamais rencontrés jusque-là. Ensuite, lorsque ma sœur Natacha devint la fiancée de son frère, il ne me fut plus possible de demander sa main, et voilà que je la rencontre aujourd’hui au moment où ce mariage se rompt et que tant d’autres circonstances… Enfin, voilà ce qui en est : je n’en ai jamais parlé à personne, je ne le dis qu’à vous. »
Mme la gouvernante redoubla d’attention…
« Vous connaissez Sonia, ma cousine ? Je l’aime, je lui ai promis de l’épouser, et je l’épouserai… Vous voyez donc qu’il ne peut plus être question de l’autre…, ajouta-t-il en hésitant et en rougissant.
– Mon cher, mon cher, comment peut-on parler ainsi ? Sonia n’a rien, et tu m’as dit toi-même que vos affaires étaient dérangées ; quant à ta maman, cela la tuera, et Sophie elle-même, si elle a du cœur, ne voudra pas assurément d’une telle existence : une mère au désespoir, une fortune en déroute… Non, non, mon cher, Sophie et toi vous devez le comprendre. »
Nicolas se taisait, mais cette conclusion ne lui était pas désagréable :
« Pourtant, ma tante, c’est impossible, poursuivit-il avec un soupir. La princesse Marie voudra-t-elle de moi, et puis elle est en deuil, on ne peut guère y penser ?
– Tu crois donc que je vais t’empoigner là, tout de suite, et te marier séance tenante ? Il y a manière et manière.
– Oh ! quelle marieuse vous faites, ma tante, » dit Nicolas en baisant sa petite main grassouillette.
VI
À son retour à Moscou, la princesse Marie y avait retrouvé son neveu et le gouverneur, ainsi qu’une lettre du prince André, qui l’engageait à continuer sa route sur Voronège et à s’y arrêter chez sa tante Mme Malvintzew. Les soucis du déménagement, l’inquiétude que lui causait son frère, l’organisation d’une nouvelle existence dans un nouveau milieu, des figures inconnues, l’éducation du petit garçon, toutes ces circonstances réunies étouffèrent pour un temps dans l’âme de la pauvre fille les tentations qui l’avaient tourmentée pendant la maladie de son père, après sa mort, et surtout après sa rencontre avec Rostow. Profondément attristée et inquiète, la douleur que lui causait la mort de son père s’ajoutait dans son cœur à celle que lui faisaient éprouver les désastres de la Russie, et, malgré le mois de tranquillité et de vie régulière qu’elle venait de passer, ces pénibles sentiments semblaient croître en intensité. Le danger que courait son frère, le seul proche parent qui lui restât, la préoccupait constamment ; il s’y joignait encore le souci de l’éducation de son neveu, tâche qu’elle ne se sentait pas en état de remplir. Malgré tout, elle était foncièrement calme, parce qu’elle avait la conscience d’avoir maîtrisé les rêveries et les espérances caressées tout d’abord à l’apparition de Rostow.
Le lendemain de sa soirée, Mme la gouvernante se rendit chez Mme Malvintzew pour lui faire part de son projet ; tout en insistant, vu les circonstances présentes, sur l’impossibilité d’une cour en règle, elle lui représenta que rien n’empêchait de réunir les jeunes gens, et lui demanda son consentement, qui lui fut accordé de grand cœur. Ce premier point réglé, elle parla de Rostow en présence de la princesse Marie, et lui raconta comment il avait rougi en entendant prononcer son nom. Celle-ci, au lieu d’éprouver un sentiment de joie en l’écoutant, ressentit un malaise indéfinissable : elle ne jouissait plus de ce calme intérieur dont elle était si fière autrefois, et elle sentit que ses espérances, ses doutes et ses remords se réveillaient avec une nouvelle force.
Pendant les deux jours qui s’écoulèrent entre cette visite et celle de Rostow, elle ne cessa de penser à la ligne de conduite qu’elle devait suivre envers lui. Tantôt elle prenait la résolution de ne pas paraître au salon de sa tante, en prétextant son deuil, et au
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