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La Guerre et la Paix - Tome III

La Guerre et la Paix - Tome III

Titel: La Guerre et la Paix - Tome III Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Léon Tolstoï
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même moment elle se disait que ce serait manquer de procédés envers celui qui lui avait rendu un si grand service. Tantôt il lui semblait que sa tante et la femme du gouverneur formaient des projets sur Rostow et sur elle, et alors elle se reprochait ces pensées, qu’elle attribuait à son iniquité. Comment pouvait-elle les croire capables de songer à un mariage, lorsqu’elle portait encore des pleureuses ? Et cependant elle s’ingéniait à composer les phrases avec lesquelles elle devait l’accueillir, mais, dans la crainte d’en dire trop ou trop peu, elle n’était satisfaite d’aucune, et d’ailleurs son embarras ne trahirait-il pas l’émotion qu’elle ressentirait à sa vue ? Mais lorsque son valet de chambre vint lui annoncer, le dimanche après la messe, l’arrivée du comte Rostow, une légère rougeur couvrit ses joues, et ses yeux devinrent plus brillants que de coutume ; ce furent les seuls indices de ce qui se passait dans son for intérieur.
    « L’avez-vous vu, ma tante ? » demanda la princesse Marie avec calme, surprise elle-même de paraître aussi tranquille.
    Rostow entra ; la princesse baissa la tête la durée d’une seconde, comme pour lui donner le temps de saluer sa tante, et, la relevant aussitôt, elle rencontra son regard. D’un mouvement plein de grâce et de dignité, elle lui tendit sa main douce et fine, lui dit quelques mots, et des cordes d’une douceur toute féminine, qui jusque-là étaient restées muettes, vibrèrent dans le timbre de sa voix. Mlle Bourrienne, qui se trouvait là par hasard, la regarda avec stupéfaction. La coquette la plus artificieuse n’aurait pu agir plus habilement à l’égard d’un homme qu’elle aurait voulu captiver : « Est-ce le noir qui lui va si bien, ou est-elle embellie ? Et quel tact ! quelle grâce ! je ne l’avais jamais remarquée, » se disait la Française. Si la princesse Marie avait été capable de réfléchir à ce moment-là, elle eût été bien plus étonnée que sa compagne du changement qui s’était opéré en elle. À peine eut-elle aperçu ce visage qui lui était devenu si cher, qu’un flot de vie dont l’influence la faisait agir et parler en dehors de sa volonté, l’envahit tout entière. Ses traits se transfigurèrent et s’illuminèrent d’une beauté imprévue ; tel un vase dont les fines ciselures ne présentent qu’un enchevêtrement de lignes opaques et confuses jusqu’au moment où une vive lumière vient en éclairer les parois transparentes. Pour la première fois, le travail intérieur auquel s’était livrée son âme, ses souffrances, ses aspirations au bien, sa résignation, son amour, son abnégation, se résumèrent dans l’éclat de son regard, le charme de son sourire et dans chaque trait de son visage délicat, Rostow le vit aussi clairement que s’il l’avait connue toute sa vie ; il comprit qu’il avait devant lui un être différent de ceux qu’il avait rencontrés jusque-là, et beaucoup meilleur, surtout supérieur à lui-même. La conversation roula sur différents sujets : il fut question de la guerre, de leur dernière rencontre, sur laquelle Nicolas glissa légèrement, de la femme du gouverneur et de leur parenté mutuelle. La princesse Marie ne fit aucune allusion à son frère, et changea même de conversation, lorsque sa tante en parla. Ce sujet la touchait de trop près pour être le sujet d’une conversation banale.
    Pendant un moment de silence, Nicolas s’adressa, pour sortir d’embarras, comme on le fait souvent là où il y a des enfants, au petit garçon du prince André, et lui demanda s’il avait bien envie d’être hussard. Il le prit dans ses bras, le fit jouer, et, se retournant involontairement vers la princesse Marie, il rencontra son regard attendri et heureux ; elle suivait timidement des yeux les mouvements de son neveu chéri dans les bras de l’homme qu’elle aimait. Il comprit la signification de ce regard, rougit de plaisir et embrassa l’enfant de bon cœur ; il ne se crut pourtant pas autorisé à revenir la voir souvent, à cause de son grand deuil ; mais la femme du gouverneur continua à manœuvrer, et lui répéta ce que la princesse Marie avait dit de flatteur sur son compte, et vice versa. Elle insista pour qu’il y eût une explication, et arrangea à cet effet chez l’archevêque une entrevue entre les jeunes gens. Rostow ne cessait de lui dire qu’il ne pensait guère à se déclarer ; mais

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