La Guerre et la Paix - Tome III
craindre que, si l’on n’y apporte un prompt remède, on ne soit plus maître des troupes dans un combat. – Le 9 novembre, à trente verstes de Smolensk {37} .
En entrant dans Smolensk, qui était pour eux la terre promise, les Français s’entretuent pour s’arracher les vivres, pillent leurs propres magasins, et, cette dévastation une fois accomplie, ils reprennent leur retraite sans même savoir où elle s’arrêtera, et pourquoi ils la reprennent. Napoléon, ce génie, qui ne se connaissait pas de maître, ne le savait pas davantage. Malgré tout, son entourage et lui-même continuaient à observer l’étiquette usitée en écrivant des lettres, des rapports, des ordres du jour. On s’appelait : « Sire, mon cousin, prince d’Eckmühl, ou roi de Naples »… Mais ces rapports et ces ordres du jour étaient lettres mortes. Personne ne les exécutait, parce qu’ils étaient inexécutables, et, malgré les titres pompeux dont ils faisaient parade, chacun d’eux sentait qu’il avait beaucoup à se reprocher et que le moment de l’expiation était venu. Aussi, en dépit des soins qu’ils semblaient accorder à l’armée, chacun en réalité ne pensait qu’à soi, à fuir au plus vite, et à se sauver, si c’était possible.
XVI
Les mouvements des armées russe et française, pendant cette retraite de Moscou au Niémen, rappellent le jeu de colin-maillard lorsqu’on bande les yeux à deux des joueurs, et que l’un deux fait tinter sa clochette pour avertir celui qui doit l’attraper. Tout d’abord, il sonne sans craindre l’ennemi, mais, à mesure que la partie s’engage, il tâche de s’éloigner sans bruit, et le plus souvent, en cherchant à l’éviter, tombe entre les mains de son adversaire. C’est ainsi que pendant la première période de la retraite des troupes françaises sur la route de Kalouga, on savait encore où les trouver, mais, lorsqu’elles furent sur celle de Smolensk, elles prirent leur course en arrêtant le battant de la clochette et, sans s’en douter, allèrent se heurter plus d’une fois contre les Russes. Une armée fuyait, l’autre la poursuivait. En quittant Smolensk, les Français avaient le choix entre plusieurs routes : on aurait donc pu supposer qu’après y avoir séjourné quatre jours, ils auraient dû connaître l’approche de l’ennemi et combiner une attaque avantageuse, mais leur foule débandée s’élança en désordre, sans plan, sans direction précise, sur le plus périlleux des chemins, celui de Krasnoé à Orcha, en reprenant ainsi leur ancienne voie. Croyant avoir l’ennemi derrière et non devant eux, ils s’échelonnaient à de telles distances, que souvent ils se trouvaient à vingt-quatre heures les uns des autres. Napoléon fuyait en tête, puis les rois et les ducs. L’armée russe, pensant que Napoléon prendrait à droite au delà du Dnièpre, qui était, du reste, la seule manœuvre sensée à exécuter, suivit cette même direction, et déboucha sur la grand’route de Krasnoé. Alors, toujours comme au jeu du colin-maillard, les français se trouvèrent en face de notre avant-garde. Après le premier moment de panique causée par cette apparition inattendue, ils s’arrêtèrent, puis reprirent leur course affolée en abandonnant les blessés et les traînards. C’est ainsi que, pendant trois jours, les corps du vice-roi, de Davout et de Ney défilèrent, par détachements isolés, devant les troupes russes. Personne ne s’inquiétait des autres, et chacun, se débarrassant de son artillerie, de ses bagages, de la moitié de ses hommes, ne pensait qu’à échapper aux Russes, en les tournant pendant la nuit par leur droite. Ney, qui s’était attardé à l’inutile besogne de faire sauter les murs de Smolensk, comme l’enfant qui s’en prend au plancher sur lequel il vient de faire une chute, marchait en dernier. Il rejoignit Napoléon à Orcha, avec les 1 000 hommes qui lui restaient sur les 10 000 qu’il commandait dans le principe, et qu’il avait semés tout le long de la route, avec ses canons et ses bagages, obligé de se frayer pendant la nuit un chemin à travers les bois pour gagner le Dnièpre. D’Orcha à Vilna, ce fut le même jeu de fuite et de poursuite. Les bords de la Bérésina furent témoins d’une épouvantable confusion : beaucoup d’hommes s’y noyèrent, un grand nombre se rendirent et ceux qui eurent la chance de la traverser recommencèrent, à travers champs, leur course
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